À la recherche des textes de la Perse antique
La hauteur du ciel, l’étendue de la terre, la profondeur de l’abîme, qui peut les explorer ? À cette interrogation biblique, les réponses se trouvent dans le besoin constant de l’être humain de comprendre la nature des choses et de les expliquer, aussi loin qu’elles puissent être. Et d’aucuns diront qu’une curiosité insatiable ont poussé les Européens pour les civilisations anciennes d’Orient. Un monde vaste à la géographie incertaine et à la religiosité antique encore moins évidente. Au XVIIIe siècle, un théologien mâtiné d’explorateur, amateur de cet Orient mystérieux, va entreprendre un voyage que l’on pourrait presque qualifier d’insensé.
Irascible, borné et isolé ; bien que peu avenant, le portrait brossé à la louche d’Abraham-Hyacinthe Anquetil-Duperron (1731 – 1805) donne un contexte qui aura son importance pour la réception de son œuvre, bien après ses pérégrinations. Dans ce siècle des Lumières, la déconvenue des philosophes à la lecture du pavé liturgique et principalement dévot récupéré par notre théologien orientaliste se retournera contre lui. Un homme à la plume acérée se démarque particulièrement : Voltaire. Un abominable fatras, dira-t-il ; le texte n’ayant pas à première vue une utilité pour alimenter le bûcher contre le christianisme. Un coup dur pour sa crédibilité. Quinze plus tard, après bien des labeurs, une traduction latine abondamment commentée lui sera plus profitable.
Le travail d’Anquetil-Duperron sur la Perse antique, à travers l’exhumation des textes sacrés de la religion mazdéenne (cf. l’Avesta *) deviendra une source d’inspiration, et ce jusqu’au XIXe siècle. Deux volumes publiés en 1802 à Strasbourg lui redonnera des ailes. Le pessimiste invétéré Schopenhauer en fera son livre de chevet, le poète Kleist en fera un essai remarqué et l’écrivain Shelley s’en emparera dans le “Prométhée délivré”. Mais le point d’orgue de la renommée viendra avec un certain Friedrich Nietzsche dans son célèbre “Ainsi parlait Zarathoustra”. Derrière ce nom si exotique, que l’on nomme également Zoroastre, se cache le fondateur la religion dite zoroastrisme avant les conquêtes arabes et qui, par conséquent, a précédé l’Islam.
Néanmoins le travail d’A-D reste – de par nos standards actuels – incomplet, voire erroné. Il n’en demeure pas moins une étape essentielle quant à la compréhension d’un pan entier d’une culture aujourd’hui peu connue. Tout commence benoitement avec cette satanée et insatiable curiosité. C’est en 1754 que notre brave théologien-aventurier, en examinant les décalques de quatre maigres feuillets du Vendîdâd (recueil de textes de l’Avesta) de la bibliothèque Bodléienne d’Oxford, se décide à s’atteler au déchiffrement des textes sacrés de la Perse et de se rendre, à cet effet, en Inde.
* L’Avesta est le livre saint de la religion zoroastrienne et constitue, encore aujourd’hui, les Écritures et le rituel des Parsis de l’Inde et des Guèbres de l’Iran.
En Europe, depuis le Ve siècle avant J.-C. et grâce aux auteurs classiques, des connaissances parcellaires sur la vieille religion préislamique de l’Iran nous étaient connues, et dont on attribuait la fondation et les textes sacrés à un certain Zoroastre. Cette croyance survivait dans quelques maigres communautés iraniennes, mais aussi en Inde, où la communauté dite des Parsis avait essaimé en quelques points du golfe de Cambaye, autour de Bombay. Les premiers témoignages directs nous vient de l’orientaliste Thomas Hyde (1636 – 1703), un évêque anglican d’Oxford. Ce dernier a entrepris – tant que faire se peut – la compilation de tout ce qui était connu de l’ancienne religion iranienne. Un débat sur Zoroastre au sein des érudits européens était encore dans toutes les têtes. Bien qu’incomplète, ces sources manuscrites eurent une influence déterminante sur Anquetil-Duperron.
En 1754, il découvrira, avec d’autres érudits, le fameux manuscrit du marchand Georges Boucher offert à la Bibliothèque bodléienne d’Oxford. L’Europe constata avec une certaine attention que le livre attribué à Zoroastre, l’Avesta – titre qui signifie probablement « éloge » – n’était en définitive pas perdu, loin s’en faut. L’espoir de retrouver trotta dans la tête d’Anquetil-Duperron, et la décision fut prise de quérir le texte complet en Inde. Projet qui, à l’aube de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, n’était pas courant, voire comportait des risques notables. En outre, sans mécène, ses investigations n’avaient que peu de chance de déboucher.
Sans subsides royaux, A-D n’en démord pas et s’engage dans les troupes de la Compagnie des Indes. S’en suit une longue route à pied vers Lorient avec des compagnons d’armes recrutés dans les prisons. Mais la chance lui sourit avant de même de s’embarquer : un subside de la Bibliothèque du Roi lui est accordé in extremis, ce qui lui permettra de voyager comme passager libre et de quitter le contingent une fois arrivé à Pondichéry. Nous sommes alors le 10 août 1755.
La guerre franco-anglaise compliquera la progression de notre théologien-aventurier vers la côte occidentale de l’Inde. En attendant, il passera le temps à étudier le persan et les langues dravidiennes, une activité bien chronophage. Malgré le manque de moyens financiers et les maladies dont il est facilement victime (mal de mer ainsi qu’un problème récurrent de goutte), A-D atteint finalement le but : le 1er mars 1758, il arrive en trombe à Surate, où il est reçu par son frère Anquetil de Briancourt, alors employé du comptoir commercial français. Le monde est décidément bien petit.
Zoroastre/Zarathoustra : Nom véritable de celui que Platon (qui le premier révéla son existence à l’Occident) appelait Zoroastre. C’est ce qu’atteste l’Avesta, où le prophète se nomme lui-même à maintes reprises (dans les gatha, hymnes qu’il composa en l’honneur de son dieu). La tradition zoroastrienne unanime le fait vivre au VIIe siècle (de 660 à 583), si l’on en croit la précision donnée par les Parsis, c’est-à-dire juste avant la fondation de l’Empire perse par Cyrus le Grand ( 546).
Arrivé sur place, les tensions sont nombreuses. À cette époque, la communauté parsie de Surate est déchirée entre deux factions (une réformatrice, liée au comptoir français, et une autre que l’on pourrait simplement qualifier de conservatrice, associée au comptoir hollandais). Naturellement, A-D s’enquiert des manuscrits auprès de la faction réformatrice. Si tout semble se passer comme prévu – on lui explique d’ailleurs sommairement leur écriture et leur langue, cela ne va durer qu’un temps.
Les chefs religieux vont retarder à dessein ses progrès, car de fortes réticences et une inquiétude croissante à communiquer des secrets planent au-dessus de cet étranger un peu trop curieux. Cette politique attentiste, pour ne pas dire méfiante, se traduit par un dénominateur bien commun à presque tout être humain: la monétisation. Au prix de 100 roupies, il recopia le manuscrit du Vendîdâd (partie du texte de l’Avesta) en pehlvi (langue parlée en Perse sous les Sassanides). Ils ont, en effet, bien compris la valeur marchande de leurs divulgations et de l’attrait que ces manuscrits et ce savoir suscitent chez les Européens. Dans les faits, ils ont donc intérêt à faire durer les échanges.
Lorsque A-D se brouille avec le chef du comptoir français – un revers important pour l’avancement de ses travaux, il part s’enquérir avec le chef du comptoir hollandais. Contre toute attente, il arrive à ses fins, mais les manuscrits récupérés sont de mauvaise qualité. Une polémique, dans les deux camps, commence à gonfler quant à la divulgation de leur culture à un étranger. Mais A-D n’est pas sans réserve et, grâce à ses facultés et l’étude progressive de la langue du pays, il commence à accumuler assez de connaissance pour progresser seul.
Si notre homme ne déborde pas de connaissances, il dispose néanmoins de quelques protecteurs. En juin 1759, le comte de Caylus, un célèbre antiquaire, reçoit une lettre d’A-D : la traduction du livre entier de l’Avesta est terminée et, en février 1760, l’abbé Barthélémy discute de son travail à l’Académie des Inscriptions. Une anecdote (toujours peu vérifiable) indique qu’il aurait pu, en juin 1760, s’introduire l’intérieur du temple du feu, avec l’accord d’un chef religieux. En Inde, c’est encore aujourd’hui un privilège rigoureusement refusé à un étranger. De nombreuses interrogations quant à son voyage sont encore sujettes à caution.
Le 15 mars 1761, Anquetil quitte Surate sur un navire anglais et arrive à Portsmouth huit mois plus tard. En tant que ressortissant d’une nation ennemie, il est emprisonné, mais est autorisé à poursuivre ses travaux une fois libéré. Il visite alors Oxford pour comparer ses manuscrits avec ceux de la Bibliothèque bodléienne. Le 15 mai 1762, Anquetil retourne à Paris et dépose à la Bibliothèque du Roi cent quatre-vingt manuscrits, bien que tous ne soient pas avestiques. Il passe les dix années suivantes à analyser ces documents. En 1771, il publie sa traduction de l’Avesta (appelé à tort Zend-Avesta), le livre réputé de Zoroastre, sous un titre d’époque très long comprenant une description des idées théologiques, physiques et morales de Zoroastre, des cérémonies du culte religieux qu’il a établi et de plusieurs traits importants relatifs à l’ancienne histoire des Perses.
Le texte aborde le problème récurrent de l’authenticité des traductions. Des doutes ont surgi avant la publication des textes d’A-D, avec des critiques sur la véracité de ses travaux, en particulier la vie de Zoroastre, considérée comme fictive par Diderot dans l’Encyclopédie. La méfiance était motivée par la peur de la tromperie des prêtres parsis, étant donné que des contes pseudo-orientaux avaient déjà été présentés à des amateurs du genre. L’Ezour Vedam, qui a inspiré Voltaire en 1760, était également un faux. À l’époque, peu de gens en Europe pouvaient confirmer l’authenticité de tel ou tel document, ce qui a entraîné un rejet massif du travail d’A-D par la communauté scientifique.
En outre, les manuscrits comportaient deux langues relativement semblables, l’une phonétique et facile à lire ; l’autre particulièrement pénible à déchiffrer. En effet, elle incluait l’emploi d’hétérogrammes, une simplification des distinctions consonantiques (un signe pour quatre consonnes) et une pratique de la ligature. En clair, c’était indéchiffrable sans une connaissance précise au préalable. Seul le temps permettra de démêler l’écriture phonétique du texte avestique.
Cela a malheureusement retardé de cinquante ans les connaissances sur le zoroastrisme et les langues de la Perse antique. En outre, les trois volumes épais de l’Avesta sont jugés illisibles en raison de la longueur des textes, de l’absence de cohérence entre les transitions de récits de voyage, d’hymnes, de prières, etc. Les notes de traduction, les translittérations et autres éléments liés à l’exégèse de textes encombrent également les volumes.
Que retenir du travail d’Anquetil-Duperron ? Jean Leclant, secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, indique que “C’est grâce à ce pionnier de l’indianisme qu’ont pu être présentées les premières tentatives de reconstitution de la religion de Zoroastre.” L’homme, qui traversa la Révolution en continuant à travailler sur les livres sacrés de l’Inde d’après leurs versions persanes, termina sa vie dans un triste isolement. Devenu presque aveugle, il refuse de prêter serment lors de sa réorganisation de l’Institut de France par Napoléon en 1804. Quatrième enfant d’une famille nombreuse, peu désireux de continuer l’apostolat, il s’est ainsi enfermé dans sa passion, étudiant l’arabe et le Persan. Le passionné de cet Orient mystérieux porte un jalon nécessaire, et ce comme tant d’autres (cf. sujet connexe : Árni Magnusson, le chasseur de manuscrits islandais)
Pour en savoir plus
Anquetil-Duperron, grande figure de la recherche francophone, Jean Kellens
Abraham-Hyacinthe Anquetil-Duperro, France Archives
Description historique et géographique de l’Inde, qui présente en trois volumes