Le Japon du XIXe siècle : un choc culturel, vu par un médecin militaire

David

 

« Tout passe ; tout s’en va ! Le Japon s’européanise, disent les uns ; il s’américanise, répondent les autres. » (1)

 

Découverte d’un monde nouveau

 

À la fin du XIXe siècle, le médecin militaire Jean-Jacques Matignon, en poste au Japon, nous raconte les changements drastiques qu’il constate dans cet étonnant pays.

« J’ai pu constater les transformations rapides de cet intéressant pays […] la classe dirigeante a fait table rase de tout un passé gênant […] Les Japonais nous ont tout emprunté : ils ont commencé par les canons, ils ont continué par la redingote et le chapeau haut de forme, et sont en train de finir par notre pudibonderie polissonne et jésuitique. »

Plus de quatre décennies ont passé après la brusque arrivée du commodore Matthew Perry au Japon. L’ouverture à marche forcée du pays ne s’est pas faite sans de profondes modifications internes. Après la chute du shogunat, l’empereur Meiji a fait entrer dans la modernité un monde il y a encore sous peu féodal (avec tous les guillemets d’usage pour l’utilisation de ce terme). Le pays du Soleil levant était jusqu’à présent fermé aux étrangers occidentaux, à une exception près : Dejima.

Il faudra attendre 1543 pour que les Européens accostent sur l’archipel nippon. Une terre complètement méconnue qui, dès le départ, produira son lot de fantasmes. En 1639, les Portugais sont expulsés du pays et le Shogun interdit le commerce avec les Portugais sous peine de mort. Le soutien des Néerlandais dans la lutte du Shogun contre les chrétiens japonais et le refus des expressions ouvertes de la foi ont probablement contribué au fait qu’ils étaient les seuls Européens autorisés à rester au Japon.

Les Hollandais vivaient sous des restrictions strictes sur Dejima. L’île artificielle, qui avait à peu près la taille du barrage d’Amsterdam, n’était accessible que par un seul pont. Seul un nombre limité de Néerlandais (entre 10 et 20) étaient autorisés à y résider et, à l’exception d’une visite annuelle au shogun, il n’y avait aucune autorisation possible à quitter leur île. (cf. Dejima : quand les Européens étaient confinés au Japon)

 

Sources chaudes, Noboribetsu, Hokkaido, 1890/1900, photographe non identifié

Invention et occidentalisation

 

« En 1897, à la suite d’un voyage fait en mai dans l’île de Kiou-Siou […] les charmants bains japonais de Onzen sont maintenant fréquentés par des Européens guindés. Aux pittoresques auberges japonaises ont fait place de monumentaux hôtels, éclairés électriquement ; on y dîne en habit et robe basse. »

 

Plusieurs photographies d’époque nous montrent une fascination réciproque pour les mœurs de part et d’autre. Les Japonais de la classe aisée s’habillent à la mode européenne et même l’empereur Meiji se présente, comme ici, dans une tunique de monarque. Rattraper leur retard et se mettre aux normes des puissances étrangères, voilà leurs objectifs. Rapidement, les nouvelles techniques d’image seront utilisées et véhiculées à l’intérieur mais surtout à l’extérieur du pays. Le photographe italien Adolfo Farsari nous montre dans ce cliché un homme tatoué, dont l’impression se fera l’albumine et coloriée à la main.

Le photographe officiel de l’expédition, Eliphalet Brown, a été l’un des premiers à prendre des photos avec des vues du Japon. Certaines photographies de Brown ont été utilisées comme lithographies dans le “Journal of the Perry Expedition to Japan” (1856) par S. WilliamsShimooka Renjō est considéré comme le premier photographe professionnel japonais. Au début de 1860 à Yokohama, il crée le premier studio photographique au Japon. D’autres photographes se distinguent comme Ueno Hikoma et Uchida Kuichi. En 1867, il y avait environ quarante photographes professionnels rien qu’à Osaka. Les tirages photographiques étaient eux-mêmes peints à l’aquarelle.

Cette méthode de traitement des images finies était omniprésente. Cela donne lieu à des couleurs vives et saturées. Rappelons aussi que des acteurs professionnels ont posé pour de nombreux photographes. Les photographies étaient colorisées à la main, ce qui renforçait encore leur ressemblance avec les peintures et les estampes ukiyo-e traditionnelles. Rapidement, la photographie au Japon est devenue populaire et rentable. On sait qu’en 1877, il y avait environ 100 photographes professionnels rien qu’à Tokyo. Malheureusement, dans de nombreux cas, il n’est pas possible d’établir le nom de l’auteur, car aucun des négatifs n’était généralement signé.

« Mais la civilisation — ou ce que nous considérons comme tel — en s’installant autour des bains chauds d’Onzen en a effacé l’intérêt. Notre pudeur eût été choquée par le nu indigène, et maintenant Japonais et Japonaises doivent s’habiller pour se baigner. Il n’en était pas de même il y a quelques années à peine, et nous ne pouvons que regretter cette transformation. »

 

 

Photographie d’un jeune couple japonais portant des vêtements de style occidental, vers 1880 / Femmes japonaises en kimono, photographe et date inconnues

 

Us et coutumes

 

Concernant la civilisation, Matignon n’a pas, ici, une approche historique. Au XVIe siècle, de nombreux apports occidentaux – principalement des jésuites – vont se retrouver dans le quotidien des japonais. Le Fusil, la technique de gravure sur cuivre, la peinture à l’huile, la chirurgie ou encore la presse d’imprimerie. Ces apports seront acceptés et voulus.

« L’empire du Soleil-Levant détient le record sous le rapport de la propreté. Et celle-ci y régnait en maîtresse bien avant que l’Europe pénétrât au pays des mousmées. Ce besoin de propreté est inné chez les Japonais, et les circonstances les plus graves, les plus périlleuses, ne font pas oublier aux sujets du Mikado qu’ils doivent être propres.

Le terme “mousmée” fait ici référence au mouvement japonisme de la fin du XIXe siècle. Un mot japonais est désigné rapidement comme l’un des plus élégants : « mousmé ». Retranscription à la louche du mot “musume”, c’est-à-dire “jeune femme japonaise”. Cité par Proust, immortalisé par van Gogh et popularisé dans Madame Chrysanthème de Pierre Loti.

« Il ne faut pas voir le Japon là où il est modernisé, dans les ports ouverts aux navires européens, comme Kobé, Yokohama ou Nagazaki. Il faut aller dans les petits villages de pêcheurs cachés au fond des criques de la côte japonaise, ou dans les petites villes situées dans l’intérieur des terres. Là, l’indigène a gardé son caractère orginal et ne connaît pas encore le soulier verni et le chapeau de soie. L’impression qu’on éprouve, en pénétrant dans un de ces villages, est une impression de propreté parfaite. »

Quelques années auparavant, le vieux Japon mentionné par Matignon sera photographié, en autres, par Felice Beato, l’un des pionniers en la matière en Asie. Concernant Nagasaki, les Portugais vont contribuer à faire de ce petit village de pêcheurs le grand port de commerce du Japon et de l’Asie de l’Est que l’on connait aujourd’hui.

« Un matin, je me trouvais à Obama, petit port de pêche […] se trouvent des établissements de bains très fréquentés. Et, au même instant, je me vois entouré d’une vingtaine d’individus des deux sexes, sortis en hâte de la piscine pour voir accoster le bateau : leurs vêtements étaient des plus légers. Je fus un peu surpris de ce déploiement de nu ; ma présence n’avait nullement l’air de gêner ces baigneurs en rupture de piscine. »

Il faut dissocier le bain domestique et le bain publique. Antre de la relation verbale et non verbale, il apporte un sentiment de sérénité pour les Japonais. A moins d’être très pauvre, chaque maison en dispose d’une. Matignon nous indique qu’il s’agit la plupart du temps d’une cuve en bois, de 250 à 300 litres de capacité, ayant environ un mètre de hauteur. Le bois ayant alors très peu de valeur au Japon, le chauffage de l’eau occasionne une dépense minime.

« Des plaintes ont, paraît-il, été adressées par des missionnaires anglais à l’autorité japonaise. On comprend très bien les : Oh ! shocking ! indignés que pareil spectacle arracherait aux femmes anglaises et même françaises. »

Les sociétés évangéliques anglo-américaines se démènent maintenant pour faire supprimer les bains mixtes. Elles sont arrivées déjà, à Kobé, à un certain résultat. La piscine est toujours la même : hommes et femmes sont toujours nus… mais on a tendu une ficelle pour séparer les sexes. »

 

Toilette d’une femme, collection Kusakabe Kinbei

Ce préambule (à la pudeur occidentale et chrétienne) sera amplifié après la défaite japonaise en 1945. Les Américains y introduiront une évolution radicale des mentalités et des perceptions. Ceci-dit, la relation au corps au Japon est un sujet vaste, impossible à traiter en quelques mots.

« Je me souviens, en effet, que mon compagnon de route et moi fûmes un tantinet surpris de nous trouver, comme nous débouchions du bois, dans une rue de Onzen, en présence de quatre jeunes personnes absolument nues. Beaucoup moins effarouchées que Diane en face d’Actéon, elles répondirent par un rire gai et
sonore à notre oaïo (bonjour), et n’essayèrent pas de se dérober à l’indiscrétion de mon appareil photographique. »

Tout au long du XIXe siècle, les récits d’exploration et de journaux regorgent de références culturelles chrétiennes et gréco-latines. Elles sont renforcées par les nouvelles traductions de l’Antiquité ou bien encore les représentations artistiques des artistes européens voyageant sur les sites archéologiques, et ce depuis la seconde moitié du XIXe siècle.

« La nudité n’est pas inconvenante dans cet heureux pays, et le nu n’éveille même pas d’idées libidineuses, en apparence tout au moins. Le nu ne choque pas. Tout au plus peut-il éveiller un sentiment de curiosité plutôt enfantine que malsaine.

Nous descendons dans une auberge indigène, et aussitôt nous demandons un bain. On nous montre la classique baignoire, dans un coin de la cour, bien en évidence. Sans doute, pour ne pas offusquer notre pudibonderie occidentale, la susdite baignoire fut dissimulée derrière une tenture faite de quelques drapeaux japonais. L’un de nous se déshabille et se met au bain. Mais à peine avait-il pénétré dans la baignoire qu’une foule de Japonaises, gaies, rieuses, espiègles, envahissent la cour, écartent les drapeaux pour voir de près le voyageur. Il n’y avait plus qu’à être galant. Nous engageâmes la conversation. »

La question des relations sexuelles aux bains a été fantasmée par les étrangers mais les Japonais eux-mêmes ont également contribué à cette vision. La disposition des bains, en général, ne favorisait d’ailleurs pas le voyeurisme. Néanmoins des établissements spécialisés existaient bel et bien.

« Plus voisin que nous de l’âge d’or qui, hélas ! pour le Japon, touche à sa fin. Mais notre civilisation, pénétrant à grands pas, les oblige, peu à peu, à modifier leurs costumes et leurs idées morales. Est-ce un bien ? Dans tous les cas, ce soi-disant progrès enlèvera au Japon de plus en plus son originalité et le rendra de moins en moins intéressant au voyageur. »

Il est important de signaler que ces documents historiques ne reflètent pas stricto-sensu la réalité des faits à l’ensemble du pays. De même, nous ne connaissons pas le contexte des rencontres de Jean-Jacques Matignon, ni même si ce qu’il dit n’est pas une exagération sur base d’un avis personnel. Ce document n’en demeure pas moins intéressant et souligne tout de même tendance déjà signalée auparavant.

 

Samouraï (supposé), Yokohama, Felice Beato, 1865 / Femme posant en armure,  photographe inconnu, 1870

Choc de générations

Aujourd’hui encore, le Japon est source d’émerveillement. Sa culture, largement introduite au début des années 80 – dans de nombreux pays européens, témoigne d’une vivacité sans égale. Les productions mirifiques qui ont envahi le vieux continent a irrité dans les hautes sphères autant qu’inspiré toute une génération d’artistes. Il serait vain d’en faire une critique informe, le fait accompli est bel et bien présent. Que le Japon s’occidentalise à outrance, nous ne pouvons que le constater qu’à travers les récits et photographies d’époque, mais de là à en décider unilatéralement un regret étouffé, là n’est pas notre rôle.

Il en convient de mettre en avant ces liens étroits qui relient l’Europe et le Japon, monde lointain et pourtant presque familier, dont les vocations n’ont eu de cesse de s’affiner avec le temps. De Jean-Jacques Matignon à Jules Brunet en passant par Kusumoto Ine (métisse germano-japonaise) ou encore Lafcadio Hearn ; les liens entre explorateurs, savants, artistes ou encore militaires sont des témoignages vibrants d’un tango à deux temps, un pas en avant et un pas en arrière. Entre deux cultures-mondes si différentes, qui attisent curiosité et par moments répulsion, le sort de cette relation inattendue n’est pourtant pas à son dernier coup d’essai.

 

Groupe de jeunes femmes, Kusakabe Kimbei, vers 1880

Références

1) L’orient lointain […] impressions et souvenirs de séjour et de tourisme / Dr J.-J. Matignon (p. 227)

Photographies, photochromes et lithographies : Adolfo Farsari, Felice Beato, Shimooka Renjō, Uchida Kuichi, Kusakabe Kinbei , Journal of the Perry Expedition to Japan” (1856) par S. Williams.

 

Pour en savoir plus

L’orient lointain : Chine, Corée, Mongolie, Japon : impressions et souvenirs de séjour et de tourisme / Dr J.-J. Matignon

Les bains japonais : un espace relationnel

 

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