Le manuscrit, témoin de l’Histoire écrite
« Je pense souvent à la belle inscription que Plotine avait fait placer sur le seuil de la bibliothèque établie par ses soins en plein Forum de Trajan : Hôpital de l’âme. » (Marguerite Yourcenar)
© Istock
Créer et réparer
© Manuscrit raccomodé, Bibliothèque de l’université d’Uppsala
Dans les archives de la Bibliothèque de l’université d’Uppsala, en Suède, se trouvent en pêle-mêle des livres anciens dont certains attirent immédiatement le regard. Rafistolé et recousu, ce manuscrit de la Bibliothèque de l’université d’Uppsala (1) a été raccomodé comme une véritable broderie. Soumis aux affres du temps, les pages du livre montrent comme bien souvent des dégâts typiques – sous la forme de trous et de béances, qui se sont produits pendant et après la réalisation du parchemin. Cependant, quelque temps après la copie du ledit ouvrage, ces imperfections ont été manipulées artistiquement avec de la soie de différentes couleurs, comme une décoration d’un tissu à retravailler.
Loin d’être unique, ces réparations de fortune sont, en fait, légion. La préparation de la peau d’animal, première étape de la production d’un livre médiéval, était un extraordinaire défi. La préparation du parchemin nécessitait de se débarrasser de la chair et des cheveux. Attaché à un cadre en bois, le parcheminier devait gratter les parties charnues d’un côté et les poils de l’autre. Si le couteau rond du parchemin (lunellum) coupait trop profondément pendant le processus de raclage, des déchirures ou des trous allongés apparaissaient. Si certaines coupures étaient simplement recousues à l’aide d’une fine cordelette de parchemin, il arrivait aussi que des corrections soient tout bonnement appliquées.
Toutes les peaux n’étaient de bonnes qualités, et le copiste devait pourtant s’en accommoder. Créatif, il pouvait l’utiliser à son avantage en le décorant ou faisait du défaut une explication à travers la page précédente. Certains parchemins avaient des défauts inhérents à un type particulier de follicule pileux de l’animal. Dans l’impossibilité d’éliminer l’imperfection, le moine copiste devait alors écrire autour ou à côté. En amont de cette étonnante élaboration, une peau de parchemin raconte une histoire. Si l’animal était un mouton, une chèvre ou encore un veau, on peut en déduire son origine. Par exemple : l’utilisation de chèvre renvoie souvent à des ateliers en Italie.
Il arrivait également qu’un système de récupération – écologique avant l’heure, se fasse pour réutiliser afin d’améliorer ou de peaufiner un autre manuscrit. Cet ouvrage (2) imprimé du XVIe siècle montre des fragments médiévaux du XIIe siècle dissimulés à l’intérieur. Il s’agit tout bonnement d’un processus de recyclage : les fragments sont placés dans les reliures afin de renforcer le corps du livre. Cet exemplaire qui appartient à la Bibliothèque Universitaire de Leiden nous dit également une vérité qui semblait s’éluder à nos connaissances modernes : la fabrication d’une telle œuvre pouvait coûter cher, très cher, d’où sa réutilisation pour des ouvrages plus récents.
Le parchemin médiéval a été le matériau standard pour les livres entre le Ve et le XIIIe siècle. La peau animale a remplacé le papyrus (standard jusqu’au Ve siècle) avant d’être détrôné progressivement par le papier aux XIIIe/XIVe siècle.
Un objet de convoitise
© Bibliothèque de Zutphen
Bien avant la bonne fée numérique, la matérialité d’un ouvrage reste bien souvent onéreux causaient des relents dans la nature humaine : les probabilités d’un vol inopiné pouvait toujours se produire. Qu’à cela ne tienne, dans la bibliothèque de Zutphen (3) aux Pays-Bas, ces livres enchaînés sont toujours bien gardés, la rouille en est la preuve. Avant l’accessibilité apportée par l’imprimerie (4), les ouvrages de qualité étaient incroyablement rares et précieux. Il fallait donc une méthode de protection, et ce quelle que soit sa forme.
La Librije, bibliothèque enchaînée de Zutphen, a été construite en 1564 dans l’église Sainte-Walburge. Disposant d’incunables, il s’agit d’une des très rares bibliothèques enchaînées au monde encore intactes, avec les accessoires d’origine et l’aspect folklorique adjacent. Chaque livre est équipé d’un fermoir métallique, généralement sur la couverture arrière, puis une chaîne en fer est attachée et enfilée à travers une longue tige en métal. Cette dernière verrouillée en place soit sur un pupitre, soit directement à une rangée de la bibliothèque.
Sans méthode de production de masse, chaque livre devait être copié à la main, ce qui prenait des milliers d’heures de travail. À la fin du Moyen Âge, lorsque les bibliothèques accessibles au public ont vu le jour, les livres étaient souvent enchaînés aux étagères. Seul le bibliothécaire et/ou moine pouvait retirer les livres de la chaîne à l’aide d’une clé. Avec l’introduction de la presse à imprimer, les copies sont devenus plus facilement disponibles et la valeur des livres a chuté de manière significative.
Au sein de la Librije de Zutphen, soixante clés ont été ainsi délivrées, non seulement aux chanoines, mais aussi aux habitants de la ville triés sur le volet pour en faciliter l’accès. Quelques brassées non loin après la Manche, la bibliothèque enchainée de Hereford (6) en Angleterre dispose, elle aussi, du même dispositif. Fondée en 1611, c’est l’un des plus grands exemples de bibliothèque enchaînée avec plus de 220 manuscrits (dont les célèbres évangiles Hereford datés du VIIIe siècle).
Autre illustration physique de cette nécessaire sécurité, la Bibliothèque Malatestiana (5) à Césène, en Italie. Construite entre 1447 et 1452 par le seigneur Malestesta Novello, une orientation véritablement noble se dissimulait sous ses apparats : il souhaitait disposer d’un espace public de lecture à tout un chacun. À contre-courant, Malestesta voulait de cette manière construire une bibliothèque réellement ouverte à tous. Pour bien faire, les clés de la bibliothèque ont été données aux moines, ainsi qu’aux fonctionnaires de la ville. Il s’agit, en toutes vraisemblances, des premières pierres figurées d’une bibliothèque publique dans notre acceptation moderne.
À la fin des années 1800, la pratique consistant à enchaîner les livres aux étagères a disparu. Aujourd’hui, seule une poignée de bibliothèques enchaînées existe, uniquement pour des raisons de préservation.
Beauté et grandeur
© Bibliothèque de l’Université de Pennsylvanie
Ce psautier (7) aux proportions pharaoniques – si ce n’est bibliques – date du XVIe siècle. Si la plupart des manuscrits du Moyen Âge (tardif) sont d’une taille raisonnable, certains ont des proportions imposantes pour des raisons que nous ne pouvons que conjecturer. Il va de soi que l’on peut dégager quelques hypothèses probables quant à cette propension au gigantisme.
On Parmi ceux-ci figurent des volumes connus sous le nom de Bibles géantes. Ils contiennent, en autres, une collection de l’Ancien et du Nouveau Testament. La particularité du Codex Gigas (XIIIe siècle) est une grande miniature en pleine page du diable (fol. 290r). L’utilisation du terme “monumental” a été utilisée récemment par Pierre-Maurice Bogaert, professeur émérite de l’Université catholique de Louvain.
Quelle en est la raison ? D’abord, la taille a tendance à refléter l’importance du texte. Les manuscrits de grand format contiennent souvent la Parole de Dieu avec un format “hors du commun” (dans le sens de “hors de l’ordinaire”). Les plus explicites à ce jour sont sans nul doute la Bible géante de Genève et de Mayence. Elles ont été probablement élaborées dans le cadre d’une lecture publique en grand nombre.
Le prestige des généreux donateurs est aussi un autre argument que l’on peut mettre sur la table. Si l’étude de ces Bibles monumentales restent parcellaires, certains historiens ont tout de même fourni un raisonnement plus pragmatique : ils ont été conçus pour reposer sur un lutrin. En effet, leur grande taille permet aux lecteurs de voir plus facilement la page.
Pour se familiariser avec le sujet, on peut lire et comprendre les manuscrits médiévaux conservés à la BnF (Bibliothèque nationale de France) (8). En outre, un article de la chercheuse Chiara Ruzzier intitulé “Des bibles géantes aux bibles portatives – État de la question et pistes de recherche” est disponible sur ce lien. (9)
Le mythe des gants blancs
© Bibliothèque du Congrès de Washington
Doit-on porter des gants pour manipuler des manuscrits anciens ? Mythe récurrent, il est en fait recommander de ne pas en porter hormis quelques exceptions, selon la Bibliothèque du Congrès de Washington. Pour plus de détails.
Selon eux, porter des gants lors de la manipulation de livres anciens peut faire plus de mal que de bien. Contrairement à une idée reçue, les gants ne sont pas forcément recommandés pour manipuler des livres rares ou précieux.
Des gants (nitrile ou vinyle) sont toujours recommandés s’il y a lieu de suspecter un danger pour la santé (moisissure, arsenic). Des gants propres sont également recommandés lorsque vous manipulez des albums de photographies ou des livres avec des parties en métal ou en ivoire.
En dehors de ces situations particulières, il est généralement préférable de manipuler ses livres avec des mains propres, lavées au savon et soigneusement séchées, plutôt qu’avec des gants.
Le livre, objet en voie de disparition ?
© Getty Images
Sur ces deux photographies, vous pouvez voir, à gauche, la bibliothèque de Celsus, à Éphèse. Construite en 117 après J.-C., elle contenait pas moins de 12 000 rouleaux. C’était la troisième bibliothèque la plus riche de l’Antiquité après celles d’Alexandrie et de Pergame. Incendiée par les Goths, une poignée des rouleaux seulement y survivra. A droite, le bibliobus, une bibliothèque mobile utilisée pour fournir des livres aux villages et banlieues de la ville qui n’avaient pas accès à la bibliothèque. Cette initiative est passée d’une simple charrette tirée par des chevaux au XIXe siècle à de grands véhicules personnalisés. Ce comparatif quelque peu abscons nous dit tout de même une chose essentielle : la transmission est nécessaire, qu’importe le format utilisé.
Livre papier ou numérique, le constat de la lecture reste de nos jours bien quantifiable : selon une étude de la Sofia, SNE et SGDL de 2022, en France, 47.7 millions de personnes lisent des livres imprimés, 13,5 millions lisent en numérique, 6.6 millions lisent des livres audio numériques et 7.9 millions des livres audio physique. On comptabilise 800 000 lecteurs audio numérique de plus qu’en 2021. (9) Quand bien même les discussions autour de la nécessité de la matérialité physique du papier, il n’est pas encore prêt à disparaître, loin s’en faut.
Ainsi, comme le disait l’orateur romain Cicéron à la fin d’une lettre à Varron : « Si vous possédez une bibliothèque et un jardin, vous avez tout ce qu’il vous faut » (10), l’apophtegme n’en deviendra que plus vrai à l’heure de Google et de ceux qui veulent en oublier jusqu’aux racines latines.
Sources et références
1) Le manuscrit date du XIVe siècle et appartenait à la bibliothèque monastique du couvent de Vadstena après son achat à Constance en 1417. Cf. Uppsala Universitet.
2) Bibliothèque Universitaire de Leiden
3) Vous pouvez retrouver les informations de ce fil ainsi que bien d’autres sur le site de la Librije : librije-zutphen.nl
4) Notons tout de même qu’au XIIe siècle, une production accélérée de livres a été élaborée avec le système de la pecia pour les livres universitaires : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-1989-02-0221-005
5) Bibliothèque de Malatestiana : comune.cesena.fc.it/malatestiana
6) Hereford Library : herefordcathedral.org/chained-library
7) Actuellement à la Bibliothèque de l’Université de Pennsylvanie
8) https://manuscripta.hypotheses.org/
9) Baromètre des usages du livre numérique audio et papier – Chiffres clés 2022
10) “Si hortum in bibliotheca habes, deerit nihil”
En savoir plus
– Le parchemin, support privilégié des manuscrits médiévaux, BNF/Gallica
– Préparation d’un parchemin, Université Montpellier 3
– « Si tu possèdes une bibliothèque et un jardin, tu as tout ce qu’il te faut », Jean-François Géraud