Uchronie : Napoléon – chapitre V & VI

V

 

La journée était typique. Des brassées d’oiseaux inondèrent le ciel, alors que plusieurs coups de canons résonnaient pour mettre en place, à la même heure, il y a plus de quinze ans de cela, la cérémonie de victoire de la campagne de Russie qui précédait la fin d’une cinquième coalition agonisante. Le cent et unième coup de canon marquait la défaite de l’Angleterre.

Au sommet du Palais Bourbon, les drapeaux – des provinces annexées – étaient suspendus bien haut pour réaffirmer pompeusement une victoire écrasante. Mais, par-delà les chants, les fleurs de jasmins et de lavande, les soieries, les brocarts de dentelle et tant d’autres apparats, ces ornements avaient autant d’importance pour le commun que les détails macabres finement sculptés sur les gargouilles des cathédrales.

De près, on ne voyait rien. Au loin, pourtant, des clameurs s’élevaient. Des dissidents pour les uns, des hérauts d’une nouvelle ère pour d’autres. Au cœur du dispositif, accolé à une fenêtre, l’homme à sa tête contemplait son œuvre bien que l’humeur maussade prît le pas sur cette matinée mélancolique. La rosée matinale goutait sur les plantes exotiques ramenées des colonies et les râles rageurs des mécontents du foyer des Halles s’épuisaient pour se dissiper dans la brume. Tout ce qui était apporté en grande pompe des établissements à l’étranger mourrait à Paris. Rien ou presque rien ne supportait le climat parisien, tout comme le pauvre orang-outan de Joséphine envoyée depuis la Martinique. Tout mourrait.

L’effort de guerre pour garantir des frontières étanches, le maintien en ordre de la flottille de Boulogne et à Calais, des troupes de stationnement en Europe centrale et les gigantesques chantiers de monuments de commémoration avaient un coût : le retour de la taille dans certaines régions, du centième denier pour les transactions des matières premières et de la gabelle du sel. Dans les faits, les contestations redevenaient des jacqueries, les réprimandes une nécessité quand une cinquième colonne grandissait au nez et à la barbe de l’empereur. Et devant ce fracas, tout en conservant les acquis modifiés et pour ainsi dire réinventés de la Révolution, l’empereur et sa cohorte de dignitaires répondaient de but en blanc aux critiques, du haut des marches des Invalides jusqu’au détour d’un village perdu dans la Creuse.

Toutes ces déclamations publiques et bien d’autres couvraient de l’Espagne aux steppes de la Russie, et aux confins de Vladivostok la Marseillaise était jouée tous les mois, non par passion ou amour de la liberté – car l’indépendance complète se chérit dans les cœurs des désabusés – mais pour admettre une seule vérité : l’heure du changement tambourine dans les poitrines quand la musique des conquérants tinte.

Mais ce qui importaient pour les représentants de Napoléon, c’était de soigner un empire tuméfié par les courbatures d’un corps en pleine expansion. Et sous les gesticulations des hommes et des animaux, le cycle des saisons continuait sans sourciller.

Une journée typique.

Sauf qu’elle ne l’était pas aux yeux des citoyens et encore moins à ceux de Napoléon Bonaparte ; tournant sans cesse dans son bureau, le célèbre costume vert d’apparat des grands jours, la vieillesse affichée, il grommelait notamment à cause du désordre dans les rues. Encore et toujours l’agitation, indissociable du pouvoir dans le pays le plus propice aux guerres civiles.

« Combien de lunes devront faire leur révolution, combien d’éphémérides faudra-t-il pour qu’ils cessent de venir m’importuner ? dit l’empereur, vitupérant à l’excès.

« Quinze ans ! »

 Quinze longues années après l’enracinement de la France comme unique puissance dominante dans toute la vieille Europe a suffi pour que l’embrasement vienne de ses pieds. La Prusse enchaînée, la bonne Louise morte et Blücher en fuite et probablement trépassé à cette heure-ci, mais des boulangers se plaignent des nouveaux tarifs du blé avec bien plus d’insistance qu’une rangée de canons aux abords de la Seine. La Russie des Tsars gelée jusqu’à leurs fondations de bois et dans leur cœur d’orthodoxe, et, malgré tout, des teinturiers menacent comme un frimas autrement plus ravageur de déverser leurs produits et pigments dans les eaux consommables de la ville. Et ce n’est rien en comparaison des lazzis de quelques anciens du journal le Moniteur ; ces à-peine-lettrés, comme le dit lui-même l’émigré corse ne connaissant jadis pas un mot de français, écrivent inlassablement des fascicules licencieux et inondent le palais des Tuileries récemment reconstruit jusqu’au palais Bourbon, lancés depuis d’énormes ballons séraphins dans tout le pourtour du ciel bleuté.

« Tout cela est de la faute des Montgolfier ! s’est écrié, furibond, Napoléon. Je le jure, je les ferai tomber comme Pilâtre de Rozier ! »

 

 

VI

 

Il existe un registre précieux des rencontres faites pour cette journée spéciale. Et cela fait trois années maintenant que se pressent des demandes et griefs en tous genres dans un tumulte et brouhaha intenables. Impossible dans ces conditions d’accepter tout le monde et il a fallu procéder avec rigueur d’abord, puis par une loterie d’apparat dans un second temps. Toutes les démarches sont consultées, et les personnes autorisées à se présenter devant l’empereur reçues avec grand égard et, peut-on lire, heureuses du dénouement et des réponses apportées.

« Il a vu l’empereur, lui, regardez ! » pouvait-on entendre, alors que les heureux élus affichaient une médaille de la journée à cette occasion. Un hochet pour tous.

Il y a de tout et de trop, rares sont pourtant les requêtes qui se terminent mal, des plus insolites aux plus solennelles, la concorde doit prévaloir, et ce quelle qu’en soit l’issue. Des charretiers qui s’occupent de l’assainissement des rues sont demandés régulièrement, sans trop savoir pourquoi. Ils doivent être prêts « au cas où » leur dit-on dans une discrétion tout à fait habituelle. Une rumeur a longuement couru, que des bourgeois ayant pignon sur rue, comme des Etienne Marcel patentés, ont déjà hurlé de fureur en sortant de leur entretien avec l’empereur, par une voie de sortie qui permettaient de circuler auprès des yeux et des oreilles de tout un chacun. Soigneusement renseignés et payés, des sbires se mettaient à cancaner sur le supplice infligé à ces hommes qui, couverts de honte, n’ont eu guère la volonté de porter en accusation de ce qu’il fut raconté. Et bien que fustigeant les actions du gouvernement en place, le ridicule revenait en boomerang, dans un milieu où la parodie des adversaires devint le meilleur allié pour se mettre au niveau de ses agresseurs. L’empire n’emprisonnait plus à tout va. L’empire avait de nouvelles armes à sa disposition et en profitait pour l’utiliser au même titre qu’un imprimeur de renom le fit pour mettre à bas l’Ancien Régime.

« Par le petit portail ! »

Cela s’entendait souvent.

« Par la grande porte ! »

Bien peu pouvaient se targuer de l’entendre.

Voilà ce qu’on pouvait ouïr quand l’invité s’en allait en s’inclinant bien bas. Et des rires gras dissimulés derrière des palissades se faisaient entendre quand la première phrase était prononcée.

« Le petit portail, encore une autre victime ! » ricanait-on.

L’humeur taquine des soldats en fonction avait fini par mettre la puce à l’oreille aux infortunées mais cela demeurait lettre morte pour ceux qui voulaient y passer outre.

Pour cette troisième année de la journée, dite exceptionnelle, le Moniteur a fait paraître de petites citations des précédentes rencontres : un tonnelier a été décoré, pour sa bravoure et ses principes, en participant activement à la chute d’un complot en devenir : les messes-basses autour d’achat de poison, dans une sombre histoire de revanche familiale. Un autre, un armurier, de la manufacture de Klinghental, s’est vu félicité à plusieurs reprises par l’empereur, en déterminant avec une précision sans faille les dires de l’un et l’autre des clients sur la nature suspecte autour d’un terrain foncier : des nobles s’accaparent des vignes, et ils demandent encore des sabres clandestinement pour commettre délit avec la pratique du duel. Ou encore, cette fois-ci, une charmante et douce épouse, ancienne expatriée des pays de l’Est, elle a fait fi du commérage pour mettre son talent des soins au service de tous, après la sanglante révolte des Halles. Félicitée, elle s’est vu remettre les clés des Invalides. Le Moniteur ne fait guère état de ses requêtes initiales mais mettent en valeur le bien commun qui a couronné leur entreprise… en fin de parcours.

“Requête”, ce mot qui revint comme un tintinnabule infernale sous l’apparence du chambellan, avec son vieux costume qui rappelait les infortunés gardes de la manche, une longue liste dans la main. Ses longs cheveux ondulés qui frottaient ses épaules en marchant devant lui avaient le don d’hypnotiser l’empereur.

Cette conversation, répétée chaque année, devait désigner l’ordre de passage des requêtes et du titre que portait la personne en question. Il va sans dire que le menuisier ne quémandait jamais un litige pour un terrain annexé après un investissement malheureux, et qu’un bourgeois ne désirait aucunement se plaindre des nuisances du tonnelier à l’heure du repas. Une certaine conformité se mit ainsi en place ; les désignés, prêts à se présenter devant l’empereur, triés sur recommandation spéciale du ministre de la police, étaient connus et archivés. Leurs préoccupations également, au gré des querelles qui secouaient le pays, on choisissait celui qui représentait au mieux l’agitation du moment.

Cette année-ci, le grand bruit que fit les égoutiers devant le parvis de Notre-Dame fut le plus spectaculaire et le plus olfactif. Des égoutiers furent donc mis à l’honneur. Le vicomte de Martignac ne trouvait cette contestation ni amusante ni insignifiante. Et sa capacité à résoudre l’affaire dépendait également de son art pour trouver le coupable, pas les malheureux qui ont été influencés mais la vile main derrière l’ouvrage, le véritable marionnettiste. Toujours pour le bon plaisir de l’empereur, mais jamais par obséquiosité ni servilité mal sentie. Jean-Baptiste, vicomte de Martignac, avait à cœur son travail et résoudre de manière concis et clair son objectif premier. Des rumeurs grossissaient sur le sujet, sur un ancien hussard, une aigreur de fils désargenté d’un ancien grand nom de l’empire, un cuisinier renvoyé, des rapports dispersés et l’Angleterre comme coupable tout désigné, toujours loin dans les notes d’enquête et pourtant si proche, ce même phare qui obscurcit la vieille Europe d’un nouveau départ.

Le chambellan, nonobstant ce problème de politique intérieure, se contenta de faire son travail, égrainant les noms des visites pour la journée de l’empereur. Il n’y avait donc aucune surprise, aucun imprévu.

— Ensuite, votre majesté verra un dénommé Gaston, prêtre, ancien persécuté de la Terreur, il fit acte de bonté envers les nobles en fuite, en créant un réseau clandestin, sauvant également femmes et enfants.

— Et que nous veut-il, cette brave âme ?

— Il souhaite récupérer des reliques volées lors de la Révolution, et plus encore de venger les vies détruites lors de la Terreur. Il a mis la main sur une étonnante liste de parjures, des anciens Montagnards ayant survécus de germinal et prairial, affirme-t-il. Pour cela, il demande l’autorisation d’être à la tête d’une petite troupe armée, d’une vingtaine de personnes, nous a-t-il dit, généreusement prêtées par l’empereur, si vous en consentez, bien évidemment.

— Eh bien, ce prêtre a des idées de conquête.

— De restauration à vrai dire.

— Attention avec ce terme si laid, il ne me plaît guère.

Le visage du chambellan, bien qu’épousseté avec soin, ne pouvait cacher ses grosses joues roses bien débordantes qu’une fraise autour du col auraient bien mis en valeur. La sueur s’écoulant toujours aux moindres énervement verbal de l’empereur.

— Toutes mes excuses, votre majesté. Il requiert également le droit de visiter certaines familles bourgeoises soupçonnées d’avoir récupérées les reliques et de les avoir cachées au sein de leurs domaines.

— Je ne peux permettre une police auxiliaire pour cela. Et les frictions entre le clergé et la bourgeoisie restent éminemment tendues. Mes tentatives pour apaiser les deux bords sont délicates. Ma cuisine regorge assez de soupières remplies à ras bord et prêtes à se renverser sur le sol à peine nettoyé du sang de la Terreur. Dites-lui que je refuse et qu’il est inutile de nous voir en tête-à-tête.

— C’est la deuxième année qu’il requiert cette audience.

— Et la troisième année, vous lui direz de se concentrer sur sa vocation, par Dieu ! Si demain un paysan veut devenir un cartographe, nous manquerons de vivre pour envoyer une expédition en mer l’année suivante. On ne saute plus de l’Amérique depuis son navire en défenseur de l’Homme jusqu’aux terres de Vendée en conquérant, comme le fit si bien monsieur de Charrette. Le temps des promotions à la volée est révolu. Et s’il revient, ce sera par « le petit portail ». Ma décision est finale. Inscrivez-le sur le registre.

S’exécutant, le chambellan nota chaque ligne, et l’expression de son visage, d’une neutralité exemplaire quand il s’agissait d’appliquer les ordres, n’en marqua aucune confusion cette fois-ci. Il continua servilement avec deux autres noms de la liste :

— Messieurs Fournier et Dupont de l’Etang, deux anciens hommes d’armes, détenteurs de la légion d’honneur et…

— Oh non, bon sang, pas ceux-là ! commenta furibond Napoléon. Ces deux bougres se battent en duel depuis plus de quarante ans ! J’ai réinscrit les lois dans la constitution empêchant les duels d’honneur. Il est hors de question que je départage ou que je donne mon consentement pour un énième épisode. Les gens sont lassés de ces simagrées. Je suis lassé.

— Il ne s’agit pas d’un duel mais d’une propriété en cause, une vigne de grand renom qui est disputée, d’après ce que j’ai pu lire.

— La justice tranchera.

— Elle n’a pu les départager : de nombreux appels ont été lancés de part et d’autre, et la cour de cassation s’est trouvée dans une situation pénible ; messieurs Fournier et Dupont de l’Etang ont tous deux des amis qui ont mis à mal l’acheminement du dossier à son terme.

— Ils méritent surtout tout deux le supplice du petit portail ! fulmina-t-il. Très bien, mais je les verrai en dernier lieu. Ils m’épuisent plus que de raison, Austerlitz était un salon de dégustation en comparaison de ces deux phénomènes de foire.

— Il y a autre chose, majesté ; le vicomte de Martignac m’a fait part de ses recherches, une longue et âpre investigation, des sentiers tordus à défricher, des…

— Allez, allez ! passez les circonvolutions sans fin, les faits bruts maintenant.

— Oui, pardonnez-moi. Il a parlé d’un lord.

— Un lord ?

— Oui, un lord anglais.

— C’est vague comme du temps et de l’argent dépensés inutilement dans une administration flemmarde. S’il n’a que ça à m’offrir, je me passerai de ses services à l’avenir.

— Pour tout vous dire, majesté, c’est un lord qui vous a été recommandé, il y a de cela plusieurs semaines. Le nom Talleyrand a été prononcé et semble y être associé, de même que les égoutiers de Paris.

On ne pouvait prévoir les réactions spontanées de l’empereur, d’autant plus qu’elles ne semblaient pas vouloir faiblir avec le poids des années. Mais l’annonce d’un soulèvement populaire, d’une rixe qui entraîne tout un quartier à la dissidence et même d’une querelle de voisinage ou un mot de trop porté à l’encontre de la gestion administrative, avait pour fâcheuse tendance à exaspérer les tensions internes qui secouent le sang des gens de cette petite île au fier tempérament. Si on ajoute le nom d’un plénipotentiaire déchu qui a réussi le miracle d’abolir l’obstacle de la mort dans les jeux d’intrigue, alors l’inquiétude se mue facilement en obsession.

— Ce serpent de mer a décidé de faire surface avec sa carcasse morte luisant au soleil, et il éblouit mon regard où que l’on porte les investigations, dit-il avec des spasmes agitant ses mains. Mais il est vrai qu’on m’a parlé d’un lord anglais en particulier, un des rares qui ne s’opposaient pas dans les démarches de normalisation de nos deux pays. Entre tous les récalcitrants qui s’activent à faire couler mes tentatives de rapprochement et qui ont assez d’astuces pour ne pas se faire appréhender, cela avait titillé mon attention. Il m’a été conseillé par… misère, ma mémoire me joue des tours, que coglione !

— Je vous demande pardon ? fit le chambellan.

— Non, ce n’est pas pour vous, c’est pour moi. Je dois éviter de faire des erreurs liées à mes défauts de vieillesse. L’ennemi en est pleinement conscient et s’en sert comme un rat. Un serpent de mer, un rat, plusieurs rats même ! Il ne manque plus que les corbeaux pour dévorer ce qui reste de la proie affaiblie. Mais avant le corbeau : les hyènes. Et ceux-là, j’en fais mon affaire. Dites à Martignac de faire son travail aussi promptement qu’avec acuité. Je finirai par m’en rappeler, à moins que notre cher ministre se rappelle de ses prérogatives… tss, tôt ou tard, cela me reviendra, dit-il en baillant de sommeil.