Uchronie : Napoléon – Prologue, chapitre I & II

Prologue :

 

L’Empire a triomphé.

Napoléon Bonaparte, en anéantissant la cinquième coalition, a fait de de la résistance désespérée du régime tsariste un dernier symbole de choix. L’Empereur avait vu plus loin que son état-major, plus loin que les rapports catastrophistes d’Espagne, au-delà même d’un terrible hiver après l’hécatombe de Borodino. Et, dès le 14 juillet 1812, la délivrance fut rendue au pied de l’Église de la Déposition-de-la-robe-de-la-Vierge sous les chants exaltés de Veillons au salut de l’Empire.

D’aucuns diraient qu’il s’agissait avant tout d’un arrangement, pour sauvegarder le trône du tsar Alexandre 1er et régner sur sa personne au sommet d’un piédestal en marionnettiste, hors d’une terre trop vaste à contrôler. Pourtant, une rumeur étouffée raconte, sous les bourrasques de la taïga, que le gouverneur de Moscou, Rostoptchine, fut empêché au dernier moment, alors qu’il allait bouter le feu à la ville qu’on appelait encore la troisième Rome, en ce temps-là.

Napoléon et son armée auraient pu craindre le pire au cœur de Moscou, coupés de ses ravitaillements, mais il n’en fut rien. La question demeurait : comment avaient-ils réussi à changer cet échec annoncé en victoire ?

Mais tout ceci n’est que vaine discussion alors qu’au cœur de Paris, les contestations se faisaient vives au sein de la population. Et pour mettre fin aux querelles qui agitaient la France, quinze ans après sa grande victoire sur la Russie, Napoléon Bonaparte se devait de recourir à de nouvelles méthodes. La France était devenue grande, trop grande, et le feu des pailles de Moscou se ranimaient doucement, dans les paroles murmurées des bonnes gens de Paris.

 

 

 

I

 

 

Assis sur son trône, le sceptre avec la poignée d’ivoire rangé sur son flanc, le sabre qu’il a porté après sa victoire sur les Russes de l’autre, l’Empereur à l’embonpoint proéminent attendait les prochains visiteurs avec circonspection. Dans cette immense pièce, les larges broderies et brocards affichés de part et d’autre des colonnades avaient cet apparat romain d’une antiquité retrouvée et chérie. L’aigle se partageait les dorures au côté de l’abeille, avec en son centre un faudesteuil pour recevoir – au sein d’une unité reconquise – le peuple français.

Il savait bien que la Providence ne garantissait aucunement à un grand conquérant, quelles que fussent ses habilités à mettre en ordre ses contemporains, une destinée tracée de roses et de louanges. Qu’un tribun se mette à prendre Rome, à rêver d’une unité nationale autour de la Cité éternelle et quelques émeutiers aguerris des familles rancunières suffiront pour briser l’éphémère gloire.

Cola di Rienzo, depuis son tombeau sous-marin, en conserve l’amertume depuis cinq siècles maintenant : il n’y a pas de plus haut plongeon que de descendre de la colonne de Trajan jusqu’aux eaux du Tibre. Conquérir, c’est aussi monter à cloche-pied sur l’échafaud.

L’Empereur des Français connaissait bien cette histoire, et peut-être même mieux que les César d’un jour, mais d’autres contrariétés se tassaient au pied de son Arc de Triomphe, les plus dangereuses de toutes, alors que son empire fleurissait depuis plus de vingt-quatre ans.

L’obligation de recevoir les demandes du commun s’était imposée par le peuple, pour le peuple et de par sa seule volonté.

« Il a promis ! il a promis ! » ont-ils répété sans cesse dans la foule, et même parmi eux les médisants de la première heure et les exaltés de la révolte des Halles. Le bon peuple parisien s’est amouraché de ses perdants dans l’ombre de la gloire : ils ne désirent plus Austerlitz, ils ne désirent plus Moscou, et ils ne désirent plus le blocus de la famélique Angleterre. Ils veulent davantage que la paix du vaincu, l’indicible est désormais demandé : ces malheureux veulent s’asseoir à la même table. Qu’en à recevoir pour le bout de gras ceux qui ont le sourire élevé à la poulie pour vous maudire une fois dos tourné…

« Hors de question ! » avait scandé furibond l’empereur, avant d’y réfléchir longuement.

Finalement, en bon prince de jadis, il a décidé de faire la paix en son sein, au sommet de l’État avec les gens simples, à l’instar de Saint Louis, en recevant toutes les doléances de la population, et non pas des moindres : bateliers, boulangers, couvreurs, posticheurs, égoutiers, grognards, écrivains, fermiers et même des anciens ambassadeurs de pays étrangers réduits à la mendicité dans les tribunes des journaux populaires. Le même peuple français qu’il vociférait depuis leurs bureaux amidonnés, délaissant la responsabilité de leur ancienne patrie conquise au profit de la rancœur et des injures.

À l’occasion d’une journée exceptionnelle, tout ceux-là et bien d’autres encore ont jusqu’au crépuscule de la journée consacrée pour s’entretenir avec l’Empereur, ou prouver une injustice patente devant l’autorité suprême, au pied du faudesteuil de Napoléon Bonaparte. Devant lui et même à sa table, cette journée leur ait consacrée. Et l’Empereur va les recevoir, car il l’a dit et répété :

« J’aime ceux qui m’ont suivi autant que ceux qui ont douté. »

Talleyrand lui aurait soufflé un tragique : Sire, pas maintenant, pas de cette manière, mais ce dernier a été pendu à l’abri des regards après avoir joué de conspiration malheureuse avec un lord anglais. Du moins c’est ce qu’on dit. Un de trop aurait suggéré le maréchal Ney. Mais même lui n’a plus les faveurs de l’empereur. Loin des charges de cavalerie sur les champs de bataille, les honneurs militaires attristent les hommes au quotidien sans intérêt, au pied des baldaquins trop étroits pour leurs innombrables concubines. Ney n’a ainsi donc plus ses titres ni ses royaumes. En fait, il n’y a plus un tiers des grands noms qui ont accompagné Napoléon avec lui. L’abeille butine désormais seule, sauvegardée par une colonie de fourmis travailleuses et dirigées, et toutes se couvrent d’honneur quand elles traversent l’éléphant de la Bastille.

Pour l’élaboration d’un tel évènement, l’empereur s’était entretenu avec pragmatisme avec le vicomte de Martignac. Il se souvient de leur discussion, de la toute première fois qu’ils ont abordé ensemble le sujet, alors qu’un vent froid traversait la capitale, comme une maladie chronique et lui rappelait sans cesse la morsure du temps qui passe et se confond avec la tristesse d’une fin de long règne.

Pour aider à la guérison d’une administration ankylosée de plaintes en tout genre, étouffée à travers l’élargissement des frontières, de provinces plus pauvres qu’utiles, une mesure exceptionnelle se décida tardivement : recevoir au plus près les plaintes du peuple, de très près, et s’affirmer empereur dans toute sa majesté devant le commun, et non pas sur les champs de bataille, cette fois-ci.

Ce qui était la force de l’empereur, cette proximité au quotidien avec ses troupes, avait été délaissée pour de bien mauvaises raisons. Voilà donc la revigorante suggestion du vicomte Martignac, un élégant au visage de cire qui, sous des airs de jeune premier, était un vieux politicard rôdé aux intrigues de cour. Son faciès n’avait que peu changé au cours des années, ses solutions aux problèmes également : la simplicité aux intrigues complexes, le nœud gordien coupé du tranchant de l’épée, mais avec la manière. Son seul secret avoué : fumer le tabac à l’excès, bien souvent à la pipe. Ministre de l’intérieur et de la Police, il régnait de par sa présence comme feu Talleyrand dominait ses contemporains dans l’art de la parole.

Une journée pour le peuple, disait-il.

Une journée à les écouter.

Une seule.

 

 

II

 

 

Ainsi, conformément à la bonne tenue de la journée dite, le premier des quémandeurs fut annoncé. Un vieux soldat foulait la première marche des complaintes annuelles, le grade métamorphosé en d’innombrables sobriquets, tantôt amicaux, tantôt empreints de lourdeur ; un baroudeur, un vieux de la vieille ou un ancien des campagnes. Ou encore vaguement énoncé dans les désillusions collectives : les grognards. Leurs noms, anciens ou nouveaux, indifféraient désormais le petit peuple de France.

Celui-ci avait été soldat d’élite et termina sa vie en demi-solde à la retraite, ceux-là mêmes qui chevauchaient jusqu’à la Volga. L’homme entra avec une telle noblesse malgré son pied boiteux que Napoléon se sentit obligé de se redresser sur son siège. Devant lui se présentait en miroir toute sa vie alors qu’il parcourait l’Europe à dos de cheval. Délaissant le faudesteuil – qui creusait déjà un sillon de sa lourde présence –, le dossier esquissait un fantasque N aux dentelles emmêlées, symbolisant à lui seul le changement lent et insidieux de sa fonction. Le prestige de l’Empereur dans le cœur de l’armée changea, vite et brutalement. Le regard du vieux soldat en biais termina de lui rappeler la griffe du temps.

— Mon Empereur.

— Je t’écoute, soldat.

— Depuis trente ans, j’ai combattu à vos côtés. Des plus hauts faits de guerre jusqu’aux catastrophes annoncées, dit-il dans un souffle fatigué et erratique. Lorsque tout semblait perdu, alors qu’on réussissait à éteindre le départ d’incendie de la ville honnie, la flamme de l’espoir s’est ravivée à la place des braises promises parmi les assiégés : au pied levé, d’une intuition salvatrice, nous avons sauvé les moscovites d’eux-mêmes. Votre intuition nous a sauvée. Vous seul. Le tsar tombé, le pacte avec les hussards, le traité de Moscou. J’étais là, pas loin de la tente où l’histoire fut signée avec gravité et sueur. Jamais je n’oublierai vos premiers mots, à votre entourage, à nous, déjà usés et épuisés d’une campagne sauvage, et cette bonne tape sur le dos du général Caulaincourt :

« Je vous l’avais dit, Caulaincourt, je vous l’avais annoncé, ce succès ! »

Que ce vieux soldat avait de l’allure en contant de telles choses passées et ressassées à l’envi.

— Je sais tout cela, soldat. Et j’aime me faire raconter par mes bons grognards, ces histoires qui paraissent sortir du roman d’Alexandre. Mais tout cela est bien loin, regarde mes tempes grisâtres, regarde mon ventre, une butte ! m’a dit Walewska, l’autre nuit.

Le regard posé dans le vide, le rictus vint rapidement avant de s’éteindre. Donnait-il réellement de crédit à ce que pouvait dire l’ancienne comtesse polonaise, si jeune autrefois, si pleine de vie, désormais transformée en écolière indisciplinée qui se croit au-dessus du professeur. Voilà ce qu’elle est devenue, la Polonaise, à l’image de son pays changé en terre indomptable.

— Je me souviens de l’église des Bernardins, continua à parler lentement le demi-solde, à Vilnius, celle dont vous avez dit…

— … que je voudrais l’emporter au creux de ma main. Testes-tu ma mémoire, soldat !

— Chose dite, chose faite, reprit-il. Brique rouge par brique rouge, elle trône maintenant fièrement au pied du pont d’Arcole, pour faire la jonction de nos longues victoires rapportées de la campagne d’Italie jusqu’à celle de Russie.

Le demi-solde ne le savait probablement pas : l’église a été détruite et les briques, une par une, renvoyées à Vilnius. Les dégradations, les protestions multiples, l’inadéquation du lieu ; tout fut renvoyé comme l’a exigé l’empereur. Ce n’était pas comme ça qu’il l’avait imaginé, dans ce cadre pourtant plus hospitalier. L’imagination a eu tort, du rêve à la réalité, la déception est souvent de mise.

— Dis-moi ce qui t’amènes plutôt.

— Eh bien, c’est justement de ça dont je suis venu vous parler, fit le demi-solde du haut de son prestige en déclin, dans une gabardine noire rapiécée, avec l’unique légion d’honneur pendue sur le revers. Il faut nous ramener sur ce chemin de gloire. Nous l’avons perdu ! Il faut remonter sur la selle et continuer plus loin encore.

— Mais jusqu’où ? fit-il l’air désabusé.

— Vous êtes l’Empereur, mon Empereur ! Jusqu’où vous voulez… En Amérique, au Cathay, qu’importe ! Nous devons repartir. Il n’y a de distinction sans grand mérite en marche ; et encore moins d’empire quand ses fondations tremblotent sur ses jambes arquées. Qu’on parte en mer ou sur terre, cela m’est égal ; je préfère trembler de froid au fond de la Volga que de réchauffer ma vieille carcasse au comptoir des prostrés. Rosser du cosaque, ça, je sais faire, et le retour aux Milles Colonnes, une fois le travail accompli, ça a le mérite de motiver n’importe quel jeunot ou briscard malentendant. D’ailleurs, j’ai toujours mes souliers de la dernière campagne, nettoyés et prêts pour le départ. Un seul mot de votre part et…

— Et il n’y aura rien, interrompit Napoléon. Plus une division ne me suivra au-delà du Rhin. Et encore moins jusqu’à Borodino. C’est fini, j’ai tout achevé. L’aiglon prendra très bientôt ma place. Reviens à ce moment-là et demande-lui de t’accompagner, il en sera plus qu’heureux !

— L’aiglon n’est pas Napoléon.

— Il est ma chair, il ira plus loin que moi. C’est un Bonaparte.

— L’aiglon n’est pas le tondu, le petit caporal. Son nez dans les livres, il n’a participé à aucune bataille et n’en verra aucune.

Le ton devenu trop familier sembla occulter l’offense, mais l’Empereur n’en fit aucune remarque. Il scruta le vieil homme et sans rien lui dire d’autre, il lui fit signe de s’en aller. Déçu mais obéissant, il ne dit mot. Le pied du grognard qui traina sur le sol fit plus de bruit que la dernière canonnade de Paris, quand les égoutiers ont voulu protester en déversant un monceau de déchets sur le parvis de Notre-Dame. L’empereur ne se souvient plus quelles étaient leurs revendications.

« Avaient-ils vu les ravages d’Eylau, ces rats ? Savent-ils encore combien furent grandes nos pertes ? Non, ils ne le savent plus. L’ont-ils su un jour ? Alors mendier un denier en plus, ça me révolte ! » s’était-il exclamé dans un élan de colère à l’écoute de ce rapport, prêt du reliquaire de Joséphine, dans un coin reculé de la Malmaison.

« Par la grande porte ! » entonna l’Auguste au départ du vieux soldat devant le chambellan qui s’annonça et vint quérir les ordres de l’empereur ; un greffier, qui suivait, notait aussi bien les gestes que les mots dans un grand carnet noir à ses côtés.

— Plus aucun ancien soldat ne pourra venir quémander quoi que ce soit dans les années à venir, murmura Napoléon à son chambellan. Cette journée ne leur sera plus adressée.

— Mais… mais ils vous aiment ! répondit le chambellan déconcerté.

— Et moi je les aime encore davantage, assez pour ne plus les voir.

 

Chapitres suivants :

Uchronie : Napoléon – chapitre III & IV

 

N.B. : si vous désirez reproduire ce texte, ayez l’amabilité de me contacter au préalable.

 

David – H&O.