Une aventure au Japon – Chapitre I & II

Préambule

  • Eugène Collache (1847-1883) est un officier de la Marine française qui, à l’instar d’autres officiers, dont le plus connu est Jules Brunet, s’est retrouvé au cœur de la guerre civile du Boshin au Japon. Cette petite aventure de quelques chapitres est inspirée par les écrits d’Eugène Collache lui-même. Il a retracé son parcours au pays du Soleil Levant dans la publication française “Le Tour du monde : nouveau journal des voyages” du mois de juillet 1874, publié sous la direction de M. Édouard Charton.
  • Guerre du Boshin : guerre civile japonaise qui débuta en janvier 1868 sous le règne de l’empereur Meiji. Elle met fin à l’ère du Shogunat.
  • La mission militaire française au Japon de 1867-1868 fut la première mission militaire occidentale au Japon. Elle avait pour but de moderniser le Japon et surtout de permettre aux japonais de s’initier aux techniques de guerre moderne de l’Occident.
  • Le titre du récit (“Une aventure au Japon”) est identique à celui choisi par Eugène Collache dans son récit.

 

I

 

Les vagues fouettaient la proue du navire, la houle soulevait la coque et hoquetait en rythme. Cette mer agitée doublait d’intensité, comme un rappel lancé aux étrangers qui oseraient s’aventurer sur cette terre mystérieuse, maugréant déjà de ne pouvoir mettre cette embarcation importune par le fond. Dans ce tumulte, même les cris les plus tonitruants de l’équipage ne perturbaient l’homme qui se trouvait en proue de la corvette. Là, les mains solidement agrippées sur la rambarde de sécurité, il regardait avec une gourmandise enfantine le lointain et cette plage où il fut transporté dans un état semi-éveillé. Eugène, cet été 1869, fixait dans sa mémoire les rives japonaises où il ne posera plus jamais les pieds.

Des images éparses scintillaient au-devant de ses yeux, alors que l’image d’une silhouette menaçante ne le quittait plus. Des bruits de pas se mélangeaient désormais à des intonations fortes et brèves, des gardiens de prison s’agglutinaient tout autour de lui. Des coups de bâton administrés sur des tiges métalliques donnaient écho aux suppliques de malheureux dans une pièce adjacente. Un flash lumineux le ramena sur le navire… un cri plus aigu se fit entendre.

« Eugène ! »

Un jeune matelot le regardait avec une admiration non feinte.

— Excuse-moi, répondit-il, que me disais-tu ?

— Avez-vous subi la question dans cette prison ? On dit toutes sortes de choses, même si le capitaine, dit-on, œuvre avec d’autres pour le retour en sécurité des expatriés. Mon compagnon de chambrée m’a raconté qu’il y avait une forêt des pendus, et que des feux follets se cachent dans les souches. Et, pire, qu’ils pratiquent du spiritisme avec des cadavres dans leurs étranges armures sorties d’une fable de l’Ancien régime. Voilà ce qu’on entend d’eux… d’autant plus que j’ai vu les gravures des anciens : Boissard, Noort, Callot. Le vieux Nestor, celui de la vigie, les a récupérées dans son vieil ouvrage. C’est horrible ce qu’ils font aux chrétiens.

— Vous auriez dû voir les gravures de Picard. Les idoles ne sont pas comme celles qu’on pensait, mais il y a une forte ressemblance. Des statues de personnages hirsutes, parfois joufflus et massifs ; des têtes aux dents de sanglier, portant des chapeaux bizarres, pointus et arrondis sur les bords ; des yeux exorbités, comme exsangues et vindicatifs. Ce sont à la fois des démons crains et respectés. A l’inverse, certains portent de la soie, des tuniques parsemées de fleurs, semblables à des robes mais faites pour des hommes, aux couleurs bariolées et… et j’en ai porté une. On m’a changé de vêtements, juste avant d’embarquer. Mais je la conserve dans mon bagage, et elle ne me quittera plus.

— Tout de même, ce qu’ils ont fait aux chrétiens, répéta son interlocuteur. Vous voilà sauvé. Mais pourquoi vous ont-ils libéré ? Je veux dire, vous leur avez expliqué la vérité, au moment d’être jugé ?

— Oui, répondit-il avec gravité.

— Tout ?

— Ce qui est raisonnable de dire. En tant que prisonnier de guerre, des contraintes m’empêchaient d’être ouvert à toute discussion, et ce même si elles paraissent anodines. Aviver les évènements survenus au large de Miaki n’aurait certainement pas été la meilleure chose à faire. Brunet, Clavier, et le pauvre Bouffier, dont j’ai entendu dire qu’il s’était pris une violence charge de gatling sur l’avant-bras. Mais par rapport aux risques encourus, ça aurait pu être pire, bien pire.

— À la jambe aussi, mais il va mieux, répondit-il spontanément. Le navire Kaiten a pu revenir sain et sauf à Hokkaido. On ne peut pas dire autant de l’Aschwelotte. Ils vous ont pris dessus, n’est-ce pas ?

Pour peu que son duvet le mît en porte-à-faux, le jeune matelot avait une excellente mémoire et des informations très précises sur ce qui était arrivé. Du moins, en partie.

A ce stade, Eugène était dans une sorte d’embarras doublé d’une méfiance sur son sort au sein de la marine française. Était-il réellement le bienvenu après ce qu’il s’était passé ? Rejoindre Jules Brunet dans sa folle expédition ne manquait pas d’audace mais les conséquences en étaient plus diffuses : peut-être sera-t-il vu en héros sorti des griffes du système judiciaire implacable Japonais, ou peut-être sera-t-il être houspillé, lui et ses camarades, pour avoir soutenu, avec le capitaine Jules Brunet à leur tête, le camp qui a perdu la guerre civile au Japon et réduisit à néant le travail des délégations françaises. La question restait théorique, l’incertitude sur les conséquences d’Eugène Collache et de ses compagnons, un secret bien gardé.

— Ils vont ont pris dessus ? répéta candidement le jeune matelot.

— Non, dit-il, nous nous sommes…

Eugène Collache réfléchit tout de suite aux conséquences des mots à employer.

— Disons, que nous avons dû faire un choix crucial, à bord du navire, reprit-il, avant l’inéluctable prise de guerre. C’était la meilleure des choses à faire. Pour tout te dire, ils ne m’ont pas pris sur le fait. Nous leur avons échappé, de peu, ça c’est certain. En tout cas, jusqu’à un certain point. La captivité n’est jamais loin, surtout sur une terre éloignée, sans renfort ni connaissance spécifique de la région, nous jouions le contre-temps. Comme une souris tapie au fond d’un trou avec le chat attendant patiemment qu’elle sorte… l’image est d’une banalité sans fond, mais elle convient parfaitement.

— La mort rôdait… Vous n’avez pas dû en rire une seule fois, je parie, me demanda-t-il avec une certaine naïveté.

Ce jeune matelot avait une telle bienveillance, ses interrogations fugaces et son entrain débordante le confondaient de sa bonne foi. Eugène aurait pu se voir en lui, il y a une dizaine d’années, alors qu’il prenait la mer pour la première fois.

— Il m’est arrivé de rire, et plutôt bruyamment, fit Eugène.

— À quelle occasion ?

— Quand l’adversité m’a permis de voir des compagnons d’armes, tous Japonais, monter en selle des bœufs surmontés d’un bât et, ne sachant pas monter à cheval, ils pensaient que la tâche serait plus aisée. Les voir sur des animaux cornus, tomber un à un, faisant des cris plus drôles que douloureux, n’avaient pas la frayeur que l’on peut se faire si on ne regarde que les gravures de Callot. Ils étaient ridicules en somme.

— Et cette prison, était-elle un mouroir comme on l’imagine tous ?

— Étonnamment, je ne suis pas tombé dans la pire des geôles, au début en tout cas. Ils ne m’ont rien fait. J’ai même eu droit à un traitement de faveur. Et ça a duré un temps, avec des hauts officiers du prince de Nambou. Ensuite, j’ai même visité des vallons gracieux accoquinés de villages – à vrai dire charmants – au bord des ruisseaux. Les noms précis m’échappent. Le pays est très boisé et très montagneux. Et cette succession de collines couvertes de forêts et des plaines cultivées avec soin, où des paysans travaillent et se confortent dans une vie simple et frugale, m’ont fait penser à notre vieille France quand des régions entières se défrichaient encore sous l’impulsion des abbayes et des moines. Mais bien vite, je suis passé d’hôte de marque à un invité quelque peu gênant, puis, par la force des choses, l’inévitable prisonnier de guerre. Jusqu’au jour où mon exécution fut ordonnée.

— Racontez-moi… je veux savoir pourquoi vous avez continué ? Pourquoi suivre avec autant d’empressement Brunet jusqu’au bout ? Qu’avait-il dans la tête ?

— Il y a peu d’homme de cette envergure, gorgé d’idées vives et hors du temps maintenant que j’y pense. Ceci-dit, il avait son lot de hauts et de bas, comme tout un chacun, je pense. Néanmoins il est sorti du lot de par son charisme et un plan non dénué de sens.

La question trottait toujours sur les lèvres du matelot : pourquoi l’avoir suivi, pourquoi ? Ce roman d’aventure le prenait comme source d’excitation comme bon nombre des officiers, mais ceux-ci, aguerris par les années d’expérience et la connaissance des aléas des choix personnels, ne le demandaient pas avec autant d’insistance.

— Dites-moi, où avez-vous entendu tout ça : ils ouvrent les portes à tous au mess des officiers ?

— On ne parle que de vous, pas difficile d’ergoter sur ce qui s’est passé… en plus sur un vieux rafiot isolé, les nouvelles vont plus vites qu’avec le télégraphe, dit-il avec le sourire aux lèvres.

— D’abord, je dois parler au capitaine de bord, les explications viendront naturellement après. Vous savez principalement ce que je peux en dire, ni plus ni moins. Pour le reste, nous verrons ce que la marine m’autorisera à révéler. Mais probablement plus tard, beaucoup plus tard. Rentrons en cabine, cette houle va finir par m’endormir, comme avec leurs palanquins qu’ils nomment cangos, quand nous étions escortés vers la capitale. Là où ma destination m’amenait à une mort certaine, dit-il en frottant au creux de sa main un papier japonais tressé en étoffe avec une petite ficelle au bout.

 

 

 

II

 

 

 

Bien éloigné de ces considérations, au cœur de Yokohama, d’autres troubles se tramaient. Dans un petit bureau sombre, Léon Roches avait une belle envergure, la barbe prononcée, des mèches ondulées parsemaient sa tête, mais c’est sans aucun doute son costume de diplomate qui le fit remarquer : il portait une gabardine noire surmontée d’une médaille à son revers. Officieusement cette médaille n’était qu’un souvenir d’enfance quelconque d’un grand-père affectueux. Aux yeux des Japonais, elle plaçait son mérite comme un panache, et ses paroles n’en furent que plus écoutées. Une ruse comme une autre à l’aune des tensions naissantes entre les deux pays.

Dans l’aplomb d’une représentation officielle, le prestige n’est jamais très loin d’une signature en bas de page pour une ratification d’un commun accord. Et des lettres aux recommandations, toutes les tentatives pour se rapprocher du Japon avaient été envenimées, principalement de par l’immixtion dans un conflit interne – « inexcusable pour une nation étrangère », lui avait-on communiqué. Pour Roches cela revenait sans cesse comme des excuses préparées à l’avance. Trop d’anicroches avaient désormais émaillé les deux nations : des terribles dommages diplomatiques de Shimonoseki, en passant par l’incident de Sakai, jusqu’au trouble-fête Jules Brunet, la dernière goutte qui fit déborder le vase, ou plutôt le bol à thé très réputé à l’instar des Anglais.

Jules Brunet. Ce nom revenait constamment dans les rapports à peine censurés du quai d’Orsay, le présentant à la fois comme un va-t-en-guerre insoucieux et un indécrottable officier zélé allant jusqu’au bout de sa mission. Car, en effet, il a peut-être bien trop réussi sa mission.

On lui a dit : « entraîner les troupes du shogun », il s’empresse alors de leur donner une instruction militaire rigoureuse ; quand le shogunat se fait reverser, on lui dit : « faites du mieux possible pour en sortir la tête haute », il les mène dans un conflit interne qui sape les bienfaits d’une réconciliation franco-japonaise. Le climat ne lui convenait pourtant pas à son arrivée sur les terres nipponnes. À vrai dire, son comportement n’est pas cyclothymique étant donné l’absence de Jules Chanoine, son supérieur direct, et d’une chaine de transmission d’ordres comprise. Il poursuivit son action, ont dit les hommes qui l’ont suivi, de Marlin à Bouffier, de Fortant à Collache, pour la culture, l’instauration de fermes modernes, la création un centre de civilisation et pour combattre les Anglais… les Anglais, ça, c’est encore acceptable. Pour le reste, ça l’est nettement moins.

Alors le bon diplomate s’enquit de tisser des relations, au sens propre comme au sens figuré. Tout un pan d’officiers et de sous-officiers sèment la zizanie chez les Japonais, qu’à cela ne tienne, le diplomate à la bonne barbe Roches se saisit de ce qu’il croit être sa préoccupation première et décisive : approvisionner la France en fil de soie et notamment en soie grège. Il en parle constamment, se réfère méticuleusement aux directives apprises par cœur et met toutes les capacités de Dubousquet, en charge des relations de communication et linguistique, pour tenter le rapprochement. Les passerelles commerciales sont nombreuses mais nécessaires pour des relations de longue durée.

À l’ambassade française du Japon, il n’y a rien. Des chaises, des tables, un porte-manteau, des lettres officielles cachetées, un trois-mâts en modèle réduit, du vin, heureusement, mais il manque le plus crucial : une discussion. Les pantins qui se suivent dans le bureau du diplomate ont tous la mauvaise tête des obligés, des pourparlers qui se terminent avec l’octroi d’une virgule en plus ou d’un compliment sincère mais malheureusement inefficace et vain. Il décide donc de prendre son manteau, une gabardine pour les mauvais temps, se dirige dans le logis où Dubousquet termine une traduction quelconque, le tourmente pour se dépêcher de le suivre et le chemin se termine dans un dojo, là, son homologue s’y rend régulièrement pour y converser art et combat.

L’endroit était splendide mais dénué d’éléments décoratifs, comme souvent avec les installations japonaises, officielles ou non.

Dubousquet traduisant, la fluidité n’était ponctuée que de quelques temps d’arrêt pour les questions et la réponse. Car il y a toujours, avec les Japonais, plus de questions que de réponses, à l’inverse des Français.

Près du tatami, il aurait pu ressembler à n’importe quel autre Japonais pour Roches, mais la distinction d’honneur accrochée au revers de sa veste parlait pour lui. Dans ce pays-là, l’ancienneté primait sur les compétences, et les insignes de grades, éléments importés de l’occident, devenaient fort à la mode chez eux.

— Monsieur le plénipotentiaire Tezuki, j’aimerais m’entretenir d’un fait qui hante mes pensées, et, j’en suis certain, vous sera profitable autant pour vous que vos compatriotes.

Il fut plus embêté que surpris.

— Vous m’en voyez ravi, monsieur Roches, mais votre ambassade n’est-elle pas dévolue à ce genre de pratiques autrement plus usuelles ? Mes assistants se relayent pour coordonner une bonne entente de groupe mais, par les temps qui courent, tout est plus difficile. Pardonnez donc ma relative absence des réunions programmées aux ambassades, toutes les délégations étrangères se pressent devant nos bureaux pour nous proposer chaque jour des contrats.

— Les contrats ne valent que ceux qui en portent le papier, répondit-il. Bon nombre vous accueilleront les bras ouverts, avec des cadeaux très lourds sur les bâts de leurs chevaux, mais ils repartent toujours avec l’hypocrisie au cœur.

— Amusant, vos confrères, notamment Anglais, ont rapporté très exactement les mêmes propos. Dans ces conditions, voyez à quel point ma tâche est ingrate, et c’est pourquoi j’assiste aux entrainements matinaux pour me délasser l’esprit tout en esquissant les réponses à y apportées.

— Jadis, un très grand diplomate et ministre des Affaires étrangères dans mon pays a dit un jour : « La parole a été donnée à l’homme pour déguiser sa pensée ». Nous y sommes, et c’est le pourquoi de ma venue : faisons table rase des principes et changeons les convenances pour arriver droit au but, l’instant est bien trop chargé d’émotion. Prenons par exemple les industries du textile…

Alors que Dubousquet s’efforçait à traduire au mieux en paroles sibyllines, le plénipotentiaire se mit à s’exclamer : Oh ! Tallo-rey-rand, dans un syllabaire tronqué. Le visage du Français confirma en ajoutant son nom complet : ‘Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord’. La connaissance des figures françaises du 1er Empire impressionna grandement le diplomate qui, à son grand dam, ne pouvait lui rendre la gentillesse par quelconque nom d’importance. Les frontières du Japon avaient été longuement opaques, même si l’Ontleedkundige Tafelen, le traité médical néerlandais, avait été la grande première percée au Japon des connaissances avancées de l’Europe. Les exploits de Napoléon et des figures tutélaires l’accompagnant ne pouvaient que suivre le même tracé pour un peuple avide de connaissances exotiques.

— Monsieur, fit-il l’air contrit, voyez bien à quel point je suis embêté de ne pouvoir accéder à vos demandes. Mon engrenage n’est pas fait d’une seule pièce, et les convenances, comme vous dites, nous ne pouvons nous asseoir dessus. Gardez confiance, si bien que je vous enverrai un présent pour vous remercier de votre venue, néanmoins, en égard à votre statut, prenez bien conscience que nos rencontres formelles ou informelles doivent se faire dans des cadres délimités. Veuillez m’excuser pour ce détail à rappeler qui, j’en suis certain, vous est déjà familier.

Ce plénipotentiaire avait ce caractère figé qui parvient tout de même à garder ses idées à une cadence de course hippique. Poli mais obséquieux, le message n’en restait pas moins clair : le dojo n’était pas une ambassade et les discussions officieuses devaient se conformer à un code d’un autre temps. La rencontre se finissait prématurément par une courbette de convenance. Quelque peu décontenancé par le soufflet, il imita respectueusement le geste, ses yeux en se relevant, par contre, indiquaient d’autres signaux ; il avait cette moustache fine du limier et une dégaine empruntée à l’Occident, mais son regard en disait long et se traduisait sans même l’aide du précieux Dubousquet. Ce dernier l’avait aussi aperçu et se pressa de le confirmer : « Il vous comprend, il vous croit sincère, mais il est pied et poing liés. »

Allant à l’amble il rattrapa son homologue.

— Mille excuses, monsieur le plénipotentiaire, j’ai une autre information à vous transmettre, et… Oh ! oui, le dojo, je comprends parfaitement, cependant, une affaire personnelle m’intrigue cette fois : le ver blanc du Japon a bien quatre mues, n’est-ce pas ? C’est-à-dire qu’il dort et se lève quatre fois. Cette espèce est la plus courante sous vos latitudes, m’a-t-on laissé entendre.

Dubousquet s’affairait pour se mettre au pas de Roches, l’esprit vif et aiguisé n’était pas aisé à traduire. Les fulgurances sur l’entomologie improvisée encore moins.

— En effet, vous êtes bien renseigné, mais il en existe d’autres, des vers rayés de noir, et mes préférés, les kin-ko (enfants d’or), à cause du cocon jaune qu’ils produisent. Il est malheureusement d’une rareté très commune, que nous pouvons qu’accepter. Les caprices de la nature sont autant à respecter qu’à craindre.

— Je vois, s’empressa-t-il de répondre avec le tact qu’il se doit. Pourtant c’est le ver blanc qui m’apparait le plus fascinant ; il mue à plusieurs reprises, un peu comme la légende de l’Inde centrale. Un roi nommé Pein-Y-Vaï-Od y vivait, et sa fille, la princesse, fut calomniée puis exilée par sa belle-mère, pour que, triomphalement, son âme, après plusieurs épreuves devienne un ver de soie. Pardonnez-moi cette vulgarisation précipitée d’une mythologie peu usitée dans les obédiences que je fréquente. Le concept m’est, dans un sens, quelque peu connu, même si la Transfiguration ne vous dira probablement rien.

— Votre sens de la synthèse est admirable, dit-il en souriant. Les légendes vous intéressent-ils ? Je suggèrerai un livre de ma collection à vous transmettre, et ce dans les plus brefs délais, à votre ambassade et annoté par mes soins. Il est plaisant de voir que malgré la distance, les récits anciens parviennent à se jouer de la modernité.

Les mimiques de Dubousquet se tintèrent d’inquiétude en finissant de traduire cette dernière phrase qui ne commençait ni en victoire ni même en Pyrrhus.

— D’avance, mes remerciements vous sont loués, reprit le diplomate Français, mais permettez-moi d’ajouter un dernier fait : la sériciculture a de légende que la princesse avait des dons de guérison, une fois son âme transformée. La soie de grège et les graines de vers à soie sont capables de résister aux maladies, c’est un fait de moins en moins discutable de nos jours. Les moussons sont terribles, notamment au sud où les influences tropicales sont nombreuses, et même les rois de légende devaient également s’en prémunir. Et, bien sûr, sans les épreuves et les rivalités, le roi n’aurait jamais exilé sa fille, et la découverte n’aurait jamais eu lieu.

Bien peu amène sur les terrain vague des allusions et des métaphores alambiquées, le sens premier du message de Roches demeurait, et l’intéressé ne voulait s’y engouffrer.

— Monsieur, votre persistance est digne de louange, mais je vous rappelle…

— … que nous sommes dans un dojo, reprit-il avec le sourire des bienheureux. Pourtant, si je ne m’abuse, des légendes de samouraïs ont pris corps dans les dojos, sous d’innombrables douleurs et plaies. Je vous enverrai aussi un présent, un ouvrage qui a demandé des siècles d’empirisme : les remèdes de guérison, des cataplasmes de muscles de grenouille aux spores de fougère. Une édition limitée avec une préface personnelle qui, j’en suis certain, aura toute votre attention. Sur ce, je vous souhaite, une bonne fin de matinée.

— Moi de même, répondit le Japonais, un tantinet interloqué.

Alors qu’ils s’éloignèrent, Dubousquet demanda :

— La ficelle est un peu grosse, vous ne trouvez pas ?

Roches ne regarda pas tout de suite les yeux marrons et surtout circonspects de Dubousquet, ils se mirent simplement à s’éloigner silencieusement, côte à côte, le regard fixé sur la sortie. Après quelques pas sur les graviers à l’entrée du dojo, tout en restant bien droit, les paroles se délièrent. Le diplomate aguerri ne voulait pas que les messes-basses au creux d’une oreille soient mal interprétées.

— Un jour, le capitaine Dupetit-Thouars, de la corvette Dupleix, et moi avions conversé sur le thème de la sériciculture ; il m’a dit sans détour, pendant un déjeuner bien agréable, une vérité de haut gradé :

« Tout cela est une perte de temps. Les Anglais vont gagner par la finasserie, enfin le Mikado va l’emporter et leurs alliés avec, et nous en serons exclus. Ils vont prêter, prêter et encore prêter des sommes rondelettes pour réformer leur armée et instaurer des institutions à l’européenne, et seulement ensuite faire pression sur la dette pour imposer leur point de vue anglo-saxon. Alors un ver de soie ou rien, que peut-il apporter de plus sur l’immense balance commerciale, monsieur Roches ? ».

— Que lui avez-vous répondu ?

—  Je lui ai répondu le rouage. Il ne m’a pas compris. Il n’a pas compris les Japonais.

— Et moi j’ai peur de comprendre, monsieur : un diplomate du nom de Léon Roches vient de remporter une bataille en trois coups. Seulement cela prendra du temps pour en voir les effets, répondit avec sagacité Dubousquet.

Une aventure au Japon – Chapitre III & IV

N.B. : si vous désirez reproduire ce texte, ayez l’amabilité de me contacter au préalable.

 

David – H&O.