Une aventure au Japon – Chapitre III & IV

III & IV

 

La tambouille roussissait dans la poêle, les ustensiles brillaient, et la bluette étincelait au milieu des cuisines de l’aviso “le Dupleix” qui avait tout du peu d’attention portée aux mets culinaires dans ce genre de mission. Qu’importe le confort tant que le goût y est ! aurait pu dire Eugène Collache. Alors qu’il avait débarqué sur l’île du nord nippone (dans la ville forte de quarante mille âmes d’Aomori) par l’un des ministres du prince de la région de Tsoungarou, bien avant tout préambule à un conflit.

À leur arrivée, dans une otchaya (maison à thé), le rituel de la nourriture les avait surpris. Si une ravissante chanteuse nommée geisha accompagnait le repas. L’accueil fut donc à la hauteur des plats donnés, de main en main, et servis dans de petites soucoupes avec des œufs préparés, de la rave conservée dans la saumure, du poisson salé ou cru, des racines de bambou bouillies et des awouabis, nom trouble pour des coquillages délicats. Le tout sous les notes aguicheuses des samchen de la geisha, sorte de guitare à trois cordes et à manche long. Le saké, une boisson fermentée faite avec du riz, ravit Eugène. Si ce n’était que ça, les remerciements auraient été soutenus, mais il s’agissait de la première rentrée. On disposait pour chaque convive une petite table en laque haute d’un pied, supportant un grand bol en porcelaine plein de riz, deux bols de laque, remplis chacun ; soit de soupe, dont les principaux éléments sont des légumes, des œufs, des champignons, des pâtes de riz et de très-petits poissons ; soit une soucoupe contenant un morceau de poisson grillé.

— Vos mets sont raffinés, dit-il rasséréné.

Ils trinquèrent joyeusement, comme si son passage n’était que curiosité et frivolité. Personne n’était pourtant dupe, Eugène n’était pas dans une position très enviable, il le savait et eux aussi. Mais à sa grande surprise, ils n’en firent grand cas. Au contraire même, cette naïveté le perturbait tant il voyait comme un simple étranger de passage. Était-il déjà tiré d’affaire ?

— Chaque dégustation est un moment propice pour mieux se reposer et poser les choses sérieuses là où elles n’embêtent pas les gens du monde. Et il n’y a rien de plus tenace que les affaires courantes, j’imagine que cela est de même dans votre pays et de vos voisins proches, fit un hôte plus qu’accueillant.

— En cela, oui, vous avez raison : la politique nous rattrape tous, mais je crains de ne pas être très versé dans cet art, répliqua-t-il sans anicroche dans la voix. Pour tout vous dire, autant le repas a eu raison de mes craintes, autant votre attitude à mon égard me pose d’autres questions.

— Lesquelles ?

— Suis-je un prisonnier ?

Ils se regardèrent dans un moment où la gêne avait eu jusqu’à présent fait chambre à part, et la revoilà déguisée sous les traits exotiques des sourires de circonstance et d’une bienséance quelque peu excessive.

— Rassurez-vous, nous ne donnerions pas ce genre de mets à Musashi dans ces conditions.

Un rire de bon aloi se fit entendre, au grand dam d’Eugène qui n’avait guère eu le temps de s’approprier les codes conjoncturels de l’humour du moment.

— La surprise est de notre côté, répliqua son interlocuteur, un Japonais avec une fine moustache, un ajout de l’Occident à sa longue liste des influences sur cette terre. En effet, vous mangez plus que sans détour, vous appréciez. Et ça, croyez-moi, Eugène-san, notre étonnement est à son comble.

Un détail qu’il n’arrivait tout bonnement pas à comprendre.

Les senteurs de l’Occident lui avait terriblement manqué, mais l’émerveillement au quotidien d’un peuple qu’il avait d’abord appris à connaître avec la langue remplaçait tout ce qu’il avait perdu de France. Cet effet de manque ne survint qu’au moment où la prison, réelle cette fois, se referma sur lui, et ce quelques semaines après cette charmante invitation forcée dans une maison à thé. Même si son confort a été longuement assuré, au point d’en obtenir un privilège rare : un mets de choix composé de poulet. Ces geôliers n’en avaient cure mais le prince de Nambou s’en inquiétait : est-ce qu’un Européen peut survivre à une nourriture stricto-sensu japonaise ? La question se posait lourdement au contact des étrangers. Et les étrangers, il y en avait très peu pour parcourir la terre du soleil levant. Le plénipotentiaire Roches avait une formule d’à-propos pour ces questions hautement épineuses et qui revenaient souvent dans la bouche de ces gentlemen d’Asie : « Un Français a le gabarit pour ingérer n’importe quel type d’aliment si tant est qu’il est cuit, rôti, baigné dans l’huile et agrémenté de beaucoup de légumes. Quant au Japonais, nous ne savons pas, mais il se préoccupe régulièrement de nos appétits, cela veut dire que nous ne nous connaissons pas assez bien : expérimentez donc ! »

Le tapotement du bol pour filtrer l’eau rappela Eugène au présent, son potage donné dans une écuelle, avec un petit morceau de viande rabougri qui flottait sur le dessus, indiquait bel et bien son retour chez lui.

L’exiguïté – terme qui correspond au mieux à ce que la corvette, réaménagé pour économiser des deniers à l’État français – confirmait ce que le chef de bord permettait d’offrir à ses officiers, et peut-être encore moins à ses convives. Mais Eugène n’était pas perçu comme un convive, plutôt un rescapé sous une menace de dégradation militaire, avait-il entendu par une bouche médisante, avant d’embarquer à bord du Dupleix. Son aptitude à avoir survécu à son exécution programmée par les Japonais était en soi une preuve de talent mais en dépit des ordres strictes du cabinet des Affaires étrangères de Napoléon III de ne pas s’ingérer en interne au Japon. Une prudente neutralité devint la devise de la France, en plus de ne plus fournir de soutien à ce qui deviendra l’éphémère République d’Ezo. Le ministre des Affaires étrangères se devait de faire bonne figure : après tout, les Français avaient suivi Tokugawa, le daimyo, à l’opposé de l’empereur, dit le Mikado. Choisir le mauvais camp et subir les remontrances des vainqueurs, telle était actuellement la délicate situation de la France. De fait, tout ceux qui avaient participé à la petite virée, comme c’était dit hors du rapport de l’officier supérieur en charge de la mission japonaise, le capitaine Jules Chanoine, étaient passibles d’une condamnation devant un tribunal militaire. Ils ont pourtant tous eu le choix, quand la guerre civile de Boshin a éclaté : suivre Jules Brunet ou se rendre à l’évidence de ne pas être dans la marche de l’histoire. Les anglo-saxons connaissent bien mieux le sens de cette phrase que les farouches français – prompts à ignorer les petites voix avides de moralisme – évitent de suivre béatement. Et cela ne signifie qu’une chose : ne pas être d’accord avec ses bruyants mais puissants voisins. D’aucuns diront qu’ils choisissent simplement les mauvais lièvres. Ce que les principaux intéressés répondront par des mines convenues. Seul le plénipotentiaire Léon Roches avait réussi à trouver la formule adéquate : « Voyons, il n’y a pas de lièvre à suivre, pas plus que de sens de l’histoire mais des leçons d’histoire, à suivre au cas par cas ».

Ces considérations n’étaient pas à l’ordre du jour à l’instant présent où le ventre d’Eugène gargouillait à n’en plus finir. En observant le brouhaha des cuisines, une anecdote sur le potage le fit penser à autre chose que son estomac supplicié, celui du potage Spartiate. Un collègue lui avait entretenu de cette histoire dont il raffolait : l’entraînement des jeunes Spartiates se déroulaient à l’agogé au temps de la Grèce antique, et la célèbre cité-état de Sparte a connu la gloire des firmaments mais aussi la chute promise à toute grandeur. Mais même au sommet de la hiérarchie du citoyen libre devant les périèques et les serfs d’hilotes, le jeune Spartiate devait s’accommoder de la rudesse de son entrainement et notamment de la faim. Une bouillie composée de sang faisait office de nourriture pour caler les ardeurs consistantes du monstre tapi dans les entrailles de tout un chacun. Le contrôle du Spartiate se devait exemplaire : autant sur son expressivité que son comportement, et les faiblesses du corps humain en faisaient inévitablement parties. Eugène s’imaginait pouvoir tenir mille et un supplices mais se ressaisit bien vite : l’antiquité était loin derrière lui, et il n’existait plus d’homme de cette trempe pour tenir un tel rythme de vie. Cependant, les aléas du temps et la renommée aidant, Sparte devint un modèle et sa capacité d’enrégimenter ainsi que de donner une instruction militaire de premier plan, une ligne rouge qui a fait de l’Europe pendant des siècles, un maître dans l’art martial et des affrontements. Cet art magnifié avait permis tant de progrès, une grosse part de désillusion et d’aveuglement, mais une poigne de fer qui n’était pas à remettre en question. Ce pouvoir, il s’était affirmé jusqu’à ces contrées lointaines, au-delà des océans, dans ce lieu qu’on nomme encore Cipango, le Japon. De la soupe du Spartiate aux colonisations par-delà les mers, voilà ce en quoi Eugène tentait péniblement de mettre en parallèle, dans cette cuisine rustique du Dupleix.

Et les paroles Enomoto Takeaki n’en étaient que plus frappantes, alors qu’il avait entendu un échange pour le moins fructueux entre lui et un représentant français :

— Vous, les européens, avez une tendance à enrégimenter le monde dans vos guerres. Nous ne connaissons pas vos guerres, mais les nôtres ne sont pas cruelles, et épargner un ennemi à nos pieds ne se fait pas sans que ce dernier ait eu connaissance au préalable des lois qui régissent nos conflits. Ainsi la mort n’est pas une crainte mais une délivrance d’un juste sort accompli.

— Nous respectons au contraire vos prérogatives dans l’art de la mener, cependant, vous êtes venus à nous pour réclamer nos canons, nos fusils, nos tactiques. On n’échange pas du thé pour oublier son goût une fois la tasse reposée. De même nous ne sommes pas cruels mais durs, la nuance est importante. C’est peut-être pour cela que nous sommes invaincus dans l’art militaire.

— À quel prix, je vous le demande ? Mon pays change, nos rues deviennent pavées, nos bâtiments prennent des motifs inédits. Mon âme, elle, ne doit pas changer. Nous avons étudié le corps humain grâce aux savoirs inscrits sur les manuels des études étrangers, le Rangaku, faut-il pour autant que nous perdions foi en nos cultes pour mimer l’évolution de vous autres Européens ? je ne le crois pas. Oui, nous demandons vos fusils, mais dans l’unique but de notre survie, de notre cause – que je considère approprié à l’enseignement que j’ai reçu – et de trouver notre propre voie dans ce monde si changeant.

— Voyez, cher ami, voilà un sens de pragmatisme qui me sied. Nous trinquerons à vos aspirations, tout comme je trinquerais aux miennes. Mes ancêtres faisaient la guerre avec ardeur, avec certes des considérations différentes des vôtres, mais nous ne sommes pas si éloignés des valeurs de respect et d’honneur que vous chérissez tant. Si le rançonnage de nos épopées médiévales vous est inconnu, l’échange de cadeaux entre belligérants est une vertu que je pense applicable à tous les continents. Ne plissez pas les sourcils, vous serez étonné des actions bénéfiques qu’elle entraine. Il n’est pourtant pas incongru de s’échanger des douceurs entre amis. Votre thé est d’ailleurs excellent, j’aimerais que vous goûtiez mon vin. Nous serons tous sur un pied d’égalité de cette façon. Oui, l’épée, le fer et le vin. Nous finirons par nous apprécier au-delà des tractations commerciales et militaires.

— Je doute que nous dépassions le cap de la convenance, fit Enomoto en s’inclinant et sans arrière-pensée.

 

Eugène Collache buvait ainsi son potage déjà tiède et guère appétissant, racontant tant bien que mal ce qu’on voulait entendre de lui, par des matelots indiscrets. Il se souvient, les yeux fixés sur une casserole débordante, des mots de l’officier d’artillerie et instructeur au Japon, celui-là même qui initia tout. Les mots de confiance et de certitude prenaient un tout autre sens à son écoute. La nuit rôdait, des torches tournoyaient autour de lui, le mécontentement grandissait sur une situation qui dépassait les répercussions qu’une simple troupe militaire venue de France pouvait entrevoir. Mais Jules Brunet savait, lui. Et ses compagnons se remettait à cette croyance, mûrie par des liens affectifs qui dureront plus encore qu’ils ne pouvaient l’imager à cet instant. Moins nocifs que l’opium, les vapeurs de la cuisine finissaient de remémorer la conversation qu’il a eu avec Arthur Fortant, après qu’il ait conversé avec Brunet. Et il lui a tout dit, peut-être un peu trop, des évènements qui allaient les mener à leur perte.

 

 

IV

 

 

Le feu crépitait dans le menu campement monté à l’improviste, loin, très loin en-dehors de la ville et des baraquements, en contre-bas d’une anfractuosité massive où les mouvements de troupe se tassaient admirablement bien. La petite bergeronnette du Japon, oiseau à longue queue, au plumage brun et strié se hasardait à poser ses ongles élancés sur les restes des soldats, d’un dîner expédié, au-devant d’un crépuscule tout aussi entamé.

— Nous devons partir à l’aube, fit Jules brunet.

— Est-ce si grave que ça ? s’enquit Arthur Fortant.

— Bien plus qu’on ne peut l’imaginer. Nous sommes limités dans nos manœuvres, notre équipement, sans compter l’armement qui n’est plus du même tonneau qu’en face.

— Dans quelle galère sommes-nous tombés ?

— Celle que nous avons décidé ensemble. Il n’y a que des volontaires, et j’espère que ça en restera ainsi. Le gouvernement français ne pourra permettre des exactions faites contre nos hommes, et cela nous donne une chance supplémentaire.

— Ils n’en tiendront pas compte.

— Dans le feu de l’action, très probablement, et on ne peut pas leur en vouloir. Je compte sur l’inertie pour nous permettre de sortir la tête de l’eau encore un bon moment. Réunir nos dernières forces depuis Hokkaido, tenir la forteresse du Goryokaku le plus longtemps possible, avec l’appui du Benten Daiba, elle aussi, très bien placée pour mettre en place le verrou de la péninsule du sud d’Hakodate. Tenir et encore tenir.

— Mais tenir dans quel but ?

— Arriver au bout d’un conflit sur une position de force, infliger des dégâts sérieux et durables dans les troupes du Mikado et, seulement ensuite, négocier.

— Les Japonais ne négocient pas…

— Ils devront bien, s’ils veulent notre place forte, et, qui plus est, Hokkaido pendant la belle saison offre des denrées et revenus que les princes du sud ne pourront négliger.

— Tu parles comme si on tenait une position française, avec des troupes françaises, pour négocier à la française. Ce n’est pas le cas, Jules ! Nous sommes en terre étrangère, avec des conventions propres à leur pays qui nous dépassent. Les Anglais l’ont bien compris et ils ont pris le meilleur parti…

—  Ils ont choisi la facilité, je me permets de rehausser le niveau, fit-il avec un air jovial, derrière une moustache qui devenait de plus en plus proéminente. Quant à nous, j’espère donner cette petite touche unique à la rigidité japonaise. Un enrichissement stratégique, si tu veux.

— Ton optimisme est inébranlable. Beau et… inquiétant à la fois.

Donnant quelques coups énergétiques avec son bâton sur les flammèches, Arthur voulu se donner du courage :

— C’est vrai, c’est vrai, se mit à répéter Arthur. Mais avant de mettre en place le verrou, pourquoi ne pas songer à une contre-attaque ? Nous en avons les moyens. Il nous reste des alliés solides, auprès des daimyos, des clans apparentés et Tokugawa a dit qu’il sera là, en personne sur le terrain, pour commander les forces du Bakufu.

Le regard de Brunet devint tout à coup très sombre, les étincelles qui ne faiblissaient pas dans ses yeux eurent une lueur en demi-teinte.

— Il n’y sera pas, dit-il dans un souffle étiré. Fortant, garde ça pour toi pour le moment, mais il a déjà quitté le château d’Osaka, en trombe. Toba-Fushimi (là où s’est déroulé la bataille entre les deux camps) a été plus qu’une perte mais une hécatombe ; et les victimes ont été minimisées pour ne pas créer une baisse drastique du moral des troupes. En toutes évidences, il faudra battre en retraite pour revenir sur une meilleure position, comme je te le disais au préalable.

— Donc… donc c’est terminé ? Soutenir un siège pour négocier est une chose, tenir une place condamnée en est une autre. Que faisons-nous encore ici, Jules ?

— Nous irons jusqu’au bout, Arthur.

— Le code d’honneur nébuleux du Bushido ne s’applique pas à nous, et tu le sais pertinemment. La décision de suivre Tokugawa était la bonne à un instant t donné. Elle ne l’est plus désormais. Si nous devons les suivre jusqu’à la tombe, et Dieu sait qu’il ne fait pas bon d’être chrétien ici, nous serons mis à mort et la France jettera un voile pudique sur nos têtes ensanglantées. Ils coupent les têtes, ici, Jules ! Tu le sais, ça, depuis le temps.

— Je doute qu’ils veuillent se mettre le gouvernement français à dos. De plus rien n’est définitivement perdu. J’ai parlé avec Enomoto.

— Takeaki ? Enomoto Takeaki.

— Lui-même. Et nous allons conjointement vers Hokkaido, à Hakodate, pour faire bloc. Ce sera notre… disons notre point de jonction final.

— Allons bon, Jules, s’enquit avec une inquiétude grandissante Arthur Fortant, tu ne considères pas ce point de retraite comme une nouvelle bataille de Camerone, n’est-ce pas ?

Le silence saisit la gorge des deux hommes. Ils se regardèrent longtemps, avant que l’officier Brunet fasse un geste d’apaisement comme il aime tant le faire : celui du second qui parle de trop et que le reste de la discussion importe peu.

Au bout d’un bosquet, des feuilles se mirent à s’agiter, nombre de petits rongeurs rôdaient en ces temps propices, à la tombée de la nuit, mais le brouhaha engendré était bien trop important pour un mammifère aussi petit. Un plus épais en sorti, bourru et quelque peu moins poilu : un brasseur de bières aux épaules larges. Il ne fit aucune manière, ce qui surpris le peu de témoins japonais encore présents. Donnant de la voix, on lui fit signe de se taire, mais brayant aussi bien en murmure, il finit par s’approcher dans une ambiance électrique : si un énergumène de cette trempe avait été aussi bruyant au départ qu’à l’arrivée, les forces de l’empereur devraient suivre son derrière à la trace. Heureusement ce ne fut pas le cas. Les reproches, eux, n’attendirent pas cette vérification au combien importante.

— Espèce de sagouin, sac ventripotent d’alcool frelaté et imbu des pieds au cou ; voulez-vous finir dans un charnier, triple andouille ! fit avec rage un lieutenant Messelot du 20ème bataillon, instructeur de l’infanterie.

L’intéressé se mit à grattouiller le creux de sa tête, là où une indélicate tonsure le faisait étrangement ressembler à un moine défroqué du Moyen Âge. Sans pouvoir répliquer, il attendit la fin des griefs à son encontre :

— Sachez, monsieur, que vous avez déjà été rémunéré ! Il est donc hors de question pour vous de venir quémander une obole supplémentaire. Je vous rappellerai que vous êtes sur un terrain propice à la guerre et nous n’avons aucune unité disponible pour assurer votre sécurité. J’ajouterai qu’il est peu probable que vous soyez venu pour y espérer un rapatriement en règle, car nous ne pouvons également pas vous l’offrir. J’en déduis donc que vous êtes une nuisance car l’appât du gain, même en situation de conflit, n’arrête pas les gens de votre espèce.

La charge n’était pas timorée. L’instructeur ne pouvait guère sentir cet homme qui se déplaçait au gré de ses envies entre deux camps et donc susceptible de se faire acheter au plus offrant. Étant un occidental, et plus encore un civil, il y avait une chance que les Japonais n’aient pas voulu s’en approcher.

Le brasseur tint vigoureusement le coup, assez pour que Jules Brunet s’en approche en compagnie d’Arthur Fortant pour en suivre le dénouement.

— Monsieur l’instructeur, fit-il sans prononcer son patronyme, sachant à quel point ce militaire aimait davantage son titre à son propre nom. J’ai les mains sales ! répondit-il de but en blanc. Trop sale. Où que j’aille, on m’envoie valdinguer, comme vous l’avez fait à l’instant. Faire du saké ne m’intéresse pas, alors, voyez bien à quel point les Japonais m’ont rossé d’insultes quand je leur ai dit que le breuvage qu’ils boivent depuis des siècles a autant d’intérêt que la pisse de jument !

Messelot en resta coi quelques instants.

— M’enfin, je ne lui ai pas dit comme ça, continua-t-il, faisant des gestes amples et hachés pour exprimer son désenchantement. Alors non, monsieur l’instructeur, je ne réclame pas un bol ni des piécettes, simplement quelque papier de reconnaissance pour service rendu !

— Que me dites-vous, bon sang ! Pas de laisser-passer ni d’argent au comptant !

— Non, monsieur l’instructeur, je me suis mal exprimé, pardonnez mon langage, j’ai pas le temps de l’affiner, ni même de porter un étendard, mais mon savoir-faire est indéniable, regardez mon ami Fortant, il sait de quoi parle !

Directement pris à parti, ce dernier saisit l’épaule de Messelot pour le calmer de sa rage, fulminant déjà comme une locomotive toute neuve. Fortant avait ce faciès lumineux des affiches de cabaret, ou de prospectus pour un spectacle de théâtre en l’honneur des ténors, comme le font les Prussiens avec cette étoile montante de Richard Wagner.

— Qu’importe les bienfaits de la bière, nous ne sommes pas des marchands de passage, mais des soldats, comprenez-le. Comment pourrons-nous vous donner quelconque avis de sollicitude alors que nous sommes sur le point d’être chassés séance tenante de ces terres ! fit-il avec emphase.

— Par Dieu, Fortant ! Que vas-tu encore révéler à cet olibrius, il vendra cette information au plus offrant.

— Ma nation, mon prix, monsieur l’instructeur, fit le brasseur. Je ne me donne pas comme la catin du village, et encore moins pour un bol ! s’insurgea cette montagne sur pattes.

— Une obole ! Je parlais d’une obole, une source de revenu en d’autres termes ! se courrouça Messelot.

Les clameurs se firent assez fortes pour que Brunet intervienne. Une idée traversa son esprit.

— Nous allons vous rémunérer.

— Est-ce une farce, Jules ? s’enquit Fortant.

— En voilà une bien belle, c’est du grand n’importe quoi, Jules ! rouspéta Messelot.

— Ça me convient, dit-il tout bas le brasseur.

Il rassura son équipe d’un geste.

— Vous allez transmettre une lettre de ma part. Vous seul pouvez traverser les lignes sans être pris à parti. De cette modeste mission, vous serez grassement payé.

Les yeux de Messelot s’illuminèrent d’une colère froide, une interjection coupée dans son élan par un Fortant aux aguets, la main posée sur son épaule. Il n’y avait plus rien à dire ou à faire, les dés étaient jetés pour le meilleur et le pire, et ce depuis bien des jours maintenant. Sans aucun doute, Brunet avait pesé et sous-pesé l’idée de s’adresser directement à l’un ou l’autre général – ou shogun – des ennemis qui leur faisaient face, en nombre qui plus est, mais s’adresser directement à l’empereur devint une nécessité. Pensait-il réellement que ça donner quelconque inflexion à la course-poursuite dont chaque membre avait décidé de faire corps avec la décision de Brunet ? Rien n’était moins sûr. Mais la justification, elle seule aurait pu définir le pourquoi d’une telle décision. Du bon ou du mauvais côté, peu importait à cet instant.

Le brasseur n’en demandait presque pas autant. Ses illusions lui avaient été enlevées dès les premiers remous au sein de l’armée. La bière est une chose fondamental dans la vie d’un homme, d’un soldat ou d’un fermier. Et il aurait bien aimé prendre toute une gorgée de son propre breuvage pour avoir la force de décacheter l’enveloppe où Brunet avait glissé la lettre.

« Ne l’ouvrez pas, monsieur le brasseur » dit-il dans un souffle long, son regard porté comme une lance à son encontre. Non, il n’a pas eu le courage d’oser la lire. Ce sera pour l’empereur de ce pays. Et va savoir si ce dernier la lira vraiment. Dans ce coin reculé du monde, les us et coutumes sont si différents et imprégnés de mysticisme. Qu’aurait-il pu lui dire de toute façon ? pensa-t-il. Ça ne changera rien. Les armes et la dette, il n’y a que ça qui compte, même à l’autre bout du monde.

 

Yokohama, le 4 octobre 1868

Sire,

Envoyé par Votre Majesté au Japon, j’y ai fait tous mes efforts pour justifier son choix, comme tous mes camarades : une révolution oblige la mission militaire à rentrer en France ; seul je reste, seul, je veux, dans des conditions nouvelles, faire ressortir les résultats obtenus par la mission dans la partie du nord, qui est le parti français du Japon.

[…] Pour ne compromettre, ni votre chef de Mission le capitaine Chanoine, qui doit tous nous ramener en France, ni le Ministre de France, M Outrey, qui ne peut pas aller officiellement au devant des événements, j’ai cru devoir disparaître de Yokohama, en laissant ma démission par écrit.

Je risque un avenir, que, dans la voie ordinaire, les bienfaits de Votre Majesté ont brillamment assuré, je le risque pour lutter contre l’imprévu ; mais je ne m’y suis décidé qu’après avoir eu en mains les preuves sérieuses de ce que les daïmios sont décidés à suivre mes conseils.

C’est la première fois qu’ils montrent à un Européen une pareille confiance ; l’occasion de bien servir l’empereur était trop tentante : aussi je supplie votre Majesté de me pardonner une infraction à la discipline ; elle est très grave, selon la lettre du règlement, puisque je n’avais pas le droit de jouir de ma liberté avant l’acceptation de S.E le Ministre de la Guerre. J’espère que Votre Majesté appréciera favorablement l’emploi que je compte faire de cette liberté, et daignera avoir la bonté d’admettre la circonstance atténuante de l’éloignement ; attendre une acceptation, c’était ne vouloir agir que dans six mois et l’occasion était manquée.

[…] Quoiqu’il en soit, je jure sur la croix que l’Empereur m’a donnée de sa propre main, que je consacrerai, comme par le passé, tous mes instants dans ce pays, à répandre les idées françaises, et que si mes efforts sont vus par l’Empereur d’un œil favorable, ce sera la suprême récompense de mon ambition.

Daigne Votre Majesté

Agréer l’assurance des sentiments très respectueux de son très humble et très dévoué serviteur

(Signé) J Brunet

 

Une aventure au Japon – Chapitre V