Une aventure au Japon – Chapitre V

V

 

Une fois sorti de la cabine des officiers de la corvette Dupleix, au fond d’un petit espace, une sorte d’antichambre menait directement au bureau du capitaine de bord. Il n’y avait aucun siège, rien pour se détendre, hormis ce petit couloir au-devant d’une lourde porte, de la tuyauterie et rien d’autre. Un silence écrasant lui fit presque regretter le son des pas des matelots qui se pressaient autour de lui, ou encore du fracas de la chaudière multitubulaire. Soudain des remontrances se firent entendre jusqu’à lui.

Marlin n’aurait dû être présent, et pourtant il a insisté pour voir son camarade Collache. À peine avait-il eu le temps de le saluer, à son arrivée sur le Dupleix, qu’on le flanqua une nouvelle fois devant le capitaine pour s’expliquer. Comment des sous-officiers ont-ils sciemment pris le risque de mettre tout un pays contre lui et ainsi amener le gouvernement en exercice dans une position plus que délicate. La réponse fut évasive, comme si un pacte avait été la source d’un tel confinement secret entre rebelles, dissimulée sous une chape de plomb. Qu’ont-ils pu obtenir du simple officier d’artillerie Jules Brunet pour une telle obéissance, au mépris d’une dégradation militaire et, peut-être, d’un emprisonnement. Marlin avait beau s’expliquer, à sa manière, cela ne faisait que donner davantage de poids au courroux du capitaine du bateau Dupetit-Thouars, un homme droit et très rigide. Lui, cela va de soi, n’aurait jamais accepté la condition de Brunet. La France avait mal choisi son poulain, Tokugawa a perdu, l’empire britannique et le Mikado Meiji ont gagné.

« Collache ! avait-il entendu distinctement. Qu’on fasse entrer ce Collache ! » hurlait-on maintenant derrière cette lourde porte.

Et la porte s’ouvrit, Marlin sortit ; il semblait épuisé, livide même, mais le regard vers Collache en disait long. Eugène Collache entra, il vit d’abord un homme assis sur une simple chaise, en face du bureau du capitaine. Il portait des bésicles, un vieux modèle et son nez pointait sur le document, un stylo en main, en train de noter un rapport composé d’une bonne somme de feuillets. L’individu, bien que d’un commun sans pareil et ne releva pas la tête lorsqu’il entra dans la pièce. Ce dernier finit par faire face au capitaine, un homme d’une grande stature, à la gouaille visiblement débridée et débordant d’envie de tirer les vers du nez de celui qui avait côtoyé le plus les Japonais dernièrement. Dupetit-Thouars n’était pas un inconnu pour Eugène, et sa petite renommée avait déjà fait le tour des îles.

— Asseyez-vous, Collache.

— Capitaine, je suis honoré de votre présence, j’ai su pour ce qui est arrivé à Sakai et…

— Taisez-vous, Collache, reprit-il. Je ne vais pas dépenser trente minutes comme je l’ai fait avec votre comparse à perdre mon temps. Inutile de réciter les mots mielleux de Marlin, les évènements survenus par mégarde, les discours grandiloquents et autres vains petits mensonges. Gagnons du temps : pourquoi ? Non, attendez avant de répondre. Le pourquoi, et vous allez vite le comprendre, est insuffisant s’il n’y a pas des faits clairs et nets qui les accompagneront en sous-main. Je suis autorisé à vous mettre à la cale, si davantage vous vous montrez obstiné, ou négligent dans vos réponses. Et nous n’avons plus assez de pain pour vous, quant à la teneur opaque de l’eau dans les barils destinés aux invités, j’aurais peine à vous dire qu’elle est vraiment consommable.

Il laissa un temps d’arrêt pour reprendre son souffle.

— Quelle était votre fonction au sein des mutins, avec Brunet comme chef d’opération, avant que vous soyez séparés de vos compatriotes ?

— Ma tâche était d’organiser les travaux de défense le long de la chaîne des montagnes volcaniques qui protègent Hakodate.

— Combien de temps ?

— Un temps certain, avant de devoir regagner notre camp de base, là où se trouvait Henri de Nicol.

— Pourquoi n’êtes-vous pas resté là pour terminer les fortifications ?

— Auparavant, un navire américain nous avait prévenus : on avait envoyé l’ordre de nous arrêter depuis Yokohama. Il n’a pas fallu longtemps avant que les Japonais se préparent avec une petite flotte : un navire blindé acheté aux Américains, le Stonewall, une corvette payée à grand frais à la Hollande, le Cassounga-Marou pour être exact, de trois petits avisos et des bâtiments de transports, en tout huit navires, réunis dans Miako, au port de la province de Nambou.

Pourquoi veut-il savoir tout ce qu’il sait déjà ? Il ne veut pas perdre mon temps et pourtant c’est précisément ce qu’il est en train de faire, pensa Eugène.

— Qu’avez-vous donc fait ?

— Moi, de manière isolée, absolument rien. A l’unanimité, entre sous-officiers, mais aussi sous l’impulsion de l’amiral japonais Araï Ikinoské et le commandant de notre corvette le Kaiten, nous prîmes la décision de passer à l’offensive, car l’avantage tactique n’était pas dénué d’attrait.

— Les effectifs ?

— Capitaine, mon rapport indique tout à fait…

— Effectifs ! répliqua fermement Dupetit-Thouars.

— Le Kaiten, une corvette à roues, armée de vingt-deux canons de divers calibres, montée par Henri de Nicol et Araï Ikinoské. L’Aschwelotte, que j’ai commandé, un aviso armé de cinq canons dont quatre lisses sur les côtés et, à l’avant, un Armstrong à pivot. Le Hannrio, commandé par les Japonais, armé de six canons et…

— Certes, certes, passons.

Le capitaine ne prenait aucune note, seul l’homme aux bésicles, qui ne fût pas présenté, continuait d’écrire feuillet sur feuillet. Quelque chose d’inhabituel se passait, mais Eugène Collache ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Car, pour être honnête, le fait de devoir converser la logistique et les plans de bataille dont l’issue était connue, ne présentait plus aucun intérêt. Le rapport détaillé était amplement suffisant.

— Vous avez écrit, dit-il en soulevant une note et dont la lecture se fit au moyen d’un monocle, que vous avez réussi à mettre l’amiral en chef japonais en transe, un exploit quand on connait leur absence d’humeur en public, et ainsi de mettre toute l’offensive en échec. On peut dire que vous ne perdez pas de temps, monsieur Collache. Que s’est-il donc passé ?

Encore une question inutile.

— L’orgueil de l’amiral. Il était furieux de ne pas avoir été consulté, et il chercha toutes sortes de prétexte pour retarder notre départ. Mais le capitaine Brunet, enfin, l’officier d’artillerie mais par extension capitaine de cette « mission » s’empressa d’aller conférer avec lui et, par je ne sais quel truchement, parvint à lui faire comprendre les dangers de son obstination.

— De la bouderie, je ne vois que de la bouderie, répondit-il. Et donc vous êtes partis, avec, de ce que je peux lire, plus de quarante soldats de l’armée de terre sur votre navire. La question est : comment Brunet a-t-il réussi le petit miracle de faire changer d’avis un amiral en chef japonais ?

— Je ne connais malheureusement pas la réponse.

— Mais personne ne la connait, Collache, personne. Et pourtant les évènements sont aussi lumineux que ce jour du 2 mai à Hakodate, peut-on lire dans votre rapport, un beau soleil de printemps se dégagea lentement mais sûrement des brumes de la nuit. De la rade en passant par des passes, une étape initiale à Yokohama, en arborant le pavillon ennemi, dites-vous, quand, dans le lointain des barques se sont ensuite détachées de terre pour vous rejoindre. Et c’est là que vous avez fait vos premiers prisonniers, trompés par le pavillon, des… des yacou… yacounins, est-ce bien cela ?

— Oui, des fonctionnaires civils et militaires, que j’avais vus lors de notre séjour à Samimoura. Des renseignements pris de leur part, nous continuâmes notre chemin, tout en indiquant aux lesdits prisonniers que nous ne pouvions les laisser partir, ce qu’ils acceptèrent de bon gré.

Complètement immergé dans ses pensées, Dupetit-Thouars fixait une autre note, une correspondance, où le mot Rattler était marqué, suivi du sceau officiel de l’empire britannique. Les tensions vives entre les deux nations interpellèrent vivement Eugène sur cette lettre. De fait, le capitaine ne disait plus rien.

— Dois-je continuer ? demanda Eugène Collache.

— Pas sur ce sujet, nous en avons dressé les contours, les faits et seulement les faits. Maintenant, je m’interroge sur votre motivation. Vous étiez donc sous son emprise.

— J’agissais de mon plein gré.

— Sous des ordres militaires, hiérarchiques ?

— Factuellement, on peut le dire.

— Allons bon, dit-il en joignant les mains devant un front de plus en plus plissé. Jules Brunet est l’instigateur. Vous l’avez suivi. Je peux respecter cette décision, sauf au moment même où cette décision a été mise en contradiction avec l’ordre de Jules Chanoine, le véritable capitaine de la mission militaire, et non son adjoint. À partir de là, le flou s’installe. Réfléchissez bien avant de me répondre, c’est un conseil d’un capitaine de marine française avec plus de quinze ans d’expérience dont ce genre d’absurdités arrivent plus souvent qu’on ne le pense. Tout sera consigné, vous vous en doutez.

Si l’instant était grave pour Eugène Collache, il n’en montra aucune émotion. Il scrutait les rouflaquettes majestueuses de l’homme devant lui. L’opposition flagrante entre les deux individus était criante de vérité, alors qu’il n’avait pas encore répondu aux accusations portées, en sous-main, à sa personne. Le teint glabre et la peau encore relativement juvénile pour l’un, l’uniforme et le prestige d’un gaillard à la pilosité marquée pour l’autre.

— Alors il n’y rien à dire, répondit-il.

— Vous vous foutez de moi, Collache ? fit de but en blanc le capitaine Dupetit-Thouars.

— Je n’oserai pas. Mais j’ai écouté attentivement, et toutes vos mises au point m’empêchent de vous éclairer davantage. Vous cherchez une réponse que je ne peux vous donner. Mettez-moi aux fers, si vous le désirez, mais tout est dans mon rapport.

— Collache, ne m’obligez pas à faire ce que j’exècre. Dites-moi simplement pourquoi avoir suivi Brunet, la vraie raison, pas celle qui ronronne derrière des pages de conformité et d’abnégation au danger imminent. Dites-le-moi maintenant, là, tout de suite.

Le petit homme aux bésicles, au beau milieu de cette confrontation, grattait continuellement du papier pour d’obscures raisons, comme un greffier tombé sans le savoir hors de sa cour de justice, et ne réagissant aucunement à la gouaille envenimée du capitaine. Collache, quant à lui, ignorait tout de l’utilité de sa présence, même si une rencontre à huis clos n’aurait rien changé dans son esprit. L’éthique trottait tout de même dans sa tête : pouvait-il se permettre d’être résigné dans sa carrière ? Était-il déjà trop tard ? Suivre Jules Brunet jusqu’au rapport explicite d’un défaut de commandement restât pourtant lettre morte ; il l’avait rencontré, écouté ses ordres, les avait appliqués et se sentait redevable. Maintenant, chaque mot avait du sens, chaque regard en biais, chaque rictus et peut-être même davantage chaque silence.

— J’ai suivi les ordres de Jules Brunet.

— Jules Chanoine était votre supérieur, le chef de mission.

— Il n’était pas présent.

— Vous avez pris des hommes en main, de l’artillerie, des rations de nourriture, vous avez même trouver le moyen de brasser de la bière, Collache ! de la bière ! avec des trappistes si j’en crois les informations partielles à ce sujet, et vous me dites que vous n’avez jamais – au grand jamais – réfléchis à l’idée d’avertir le capitaine Chanoine ni de recevoir d’autres instructions le concernant.

— C’est exact, les faits sont plus compliqués que…

— De la désertion ! s’exclama-t-il. Il s’était levé, le poing dressé. De la désertion ! répéta-t-il avec force et emportement.

Derrière lui, tout était noté par l’homme qui n’avait pas ouvert la bouche ni ne fut présenté, au point comique où le bruit du stylo sur la feuille semblait si bruyant. Le capitaine, levé de sa chaise, dans un malaise partagé avec le silence, contourna le bureau pour se placer derrière Eugène. Il voyait bien que l’intimidation ne marchait aucunement contre lui, les menaces sur sa carrière non plus. À cet instant, il ne comprit vraiment pas. À quoi bon ? songea-t-il.

— Quelque chose me trouble, Collache, vous n’essayez pas de mentir. Du moins pas frontalement.

L’homme aux bésicles cessa un moment d’écrire et releva la tête.

— Si vous êtes en mission commandée, dites-le-moi, ce sera plus aisé et vous passerez le reste du voyage dans une cabine d’hôte. Il suffit de répondre par l’affirmative, un seul mot suffira et je m’en contenterai. C’est une mission commandée du Quay d’Orsay ?

Eugène Collache secoua légèrement la tête, regarda Dupetit-Thouars bien droit dans les yeux et dit :

— Je vous félicite pour ce qui s’est passé à Sakai, monsieur. Ce que vous avez fait est admirable.

— Sortez, Collache. Sortez. Je ne vais pas vous mettre aux arrêts, mais vous irez prendre l’air sur le pont et ensuite vous aiderez le cuisinier à éplucher les patates de bord. Patates que vous ne goûterez évidemment pas. Je vous fais cette faveur pour l’extraordinaire épopée qui est la vôtre, l’exiguïté d’une cellule attendra.

 

Une aventure au Japon – Chapitre VI