Les marbres de la colère

David

Les marbres du Parthénon ont été accaparés par Thomas Bruce (1766 – 1841), plus connu sous le nom de Lord Elgin, dans des conditions chaotiques et extrêmement hasardeuses. Ces “acquisitions” seront envoyées à Londres entre 1801 et 1802. Mais bien avant sa rapine, dans l’Antiquité même, à l’intérieur du temple où résidait la statue d’Athéna Parthénos, le pillage était déjà monnaie courante. Si le bijou de l’Acropole d’Athènes est considéré comme le symbole de la civilisation occidentale, il est encore aujourd’hui au cœur d’une vive polémique. Le British Museum refuse de rendre les marbres et notamment les frises qui en ont fait sa réputation. Déroulons le fil d’Ariane autour d’un trésor dispersé sur plus de deux millénaires…

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Archibald Archer, The Temporary Elgin Room

« Quand je vis l’Acropole, j’eus la révélation du divin […] Le monde entier alors me parut barbare. » (Prière sur l’Acropole, Ernest Renan)


 

Époque phare de la civilisation désormais révolue, on la nommait encore récemment, dans le milieu académique, le « miracle grec ». Dans un atelier, non loin de l’Agora, Polyclète s’échinait à mesurer les proportions idéales du corps humain. Les prémices compliquées des différentes démocraties athéniennes * voyaient le jour et, dès que les Perses furent platement chassés, Athènes prit dès lors le rôle de leader parmi les autres cités-états grecques. Dans cette effervescence difficilement imaginable, un lieu se démarque dans l’Acropole, incarnant un édifice archétypal intemporel, le Parthénon.

Au sommet de la ville (litt. acropole), la datation du monument est étonnamment aisée, et ce grâce aux inscriptions trouvées par les archéologues : des comptes ont été établis pendant la construction de l’édifice avec le nom de l’archonte éponyme – grossièrement, nous dirons le maire – qui change chaque année. De ces noms d’une longue liste d’archontes, on peut placer le début de sa construction à l’année 447 avant J.-C. Consacrée à la déesse éponyme d’Athènes en 438, les travaux ont tout de même continué jusqu’à l’année 432. En somme, une quinzaine d’années de dur labeur.

Loin d’être créé ex-nihilo, il ne s’agit pas du premier bâtiment construit à cet endroit-là. Un “pré-Parthénon” y siégeait vers 500 avant J.-C. Jamais achevé, il fut détruit par les Perses autour de 480 av.J.-C. Le stratège Périclès a repris l’idée d’édifier un Parthénon en modifiant le plan d’origine. On dénombre pas moins de 1 000 personnes qui ont travaillé à son érection : ouvriers, tailleurs de pierre, sculpteurs, mais aussi des esclaves acheminés dans les carrières du mont Pentélique, situé à dix kilomètres d’Athènes. Parmi cette masse, deux noms traverseront l’histoire : les architectes en chef Ictinos et Callicratès.

Le bâtiment polychromé de 69 mètres long sur 30 mètres de large doit aussi son renom aux doigts du sculpteur Phidias. Ce dernier a créé l’énorme statue de 9 mètres de hauteur de la déesse d’Athéna Parthénos. Ouvrage chryséléphantine (ivoire et or), son coût a nécessité plus de la moitié des ressources de l’édifice. Serait-ce de l’hubris ? Pas tout à fait, car les plaques d’or qui ornaient la statue pouvaient aussi être utilisées, en cas de besoin, pour financer les armes en temps de guerre. Une sorte de caisse nationale de survie pour les Athéniens. Ceci-dit, inutile de la chercher : déplacée hors du Parthénon vers un lieu inconnu de Constantinople, les dernières traces se perdent alors corps et biens…

 

 


« Voyez comme tout est calculé au Parthénon ! L’ordre est dorique, et le peu de hauteur de la colonne dans cet ordre vous donne à l’instant l’idée de durée et de solidité. » (Chateaubriand)


 

À l’époque des diadoques, autrement dit les successeurs d’Alexandre le Grand, un tyran nommé Lacharès va prendre le pouvoir à Athènes. Durant sa brève prise de pouvoir, il décida de s’emparer de l’or qui recouvrait la statue d’Athéna, de notre ami Phidias. Placée dans la cella – partie close du temple – du Parthénon, la rapine a ainsi débuté, avec notamment les boucliers votifs, probablement dorés. Après la chute du tyran, plusieurs interprétations se dessinent, si on écoute les sources : Pausanias nous dit qu’il s’est enfuit avec l’or vers on ne sait où ; quant à Polyen, il l’aurait tout simplement perdu en cours de route (cf. Stratagèmes).

Aux bonnes heures de l’Empire romain, Néron a voulu décorer sa Maison Dorée avec le patrimoine athénien. Seulement sa maraude fut modérée, et les Athéniens, bons joueurs, consacrèrent tout de même une inscription en l’honneur de Néron sur l’une des faces du Parthénon. Rome, pendant l’ère impériale, à quelques exceptions près, laissera la colline sacrée intacte car le prestige d’Athènes joua en faveur de la conversation des monuments de l’Acropole. A l’inverse, des cadeaux votifs – pas toujours désirés – lui furent attribués.

Athènes eut moins de chance avec la Byzance chrétienne. Désireuse de se montrer fort et belle, la cité de Socrate fut dépouillée sans vergogne au profit de Constantinople. Statues et groupes sculpturaux furent les premières victimes. Le brigandage fut systématique et méthodique. Cependant, les sanctuaires dits païens avaient, entre temps, été convertis en églises chrétiennes ou bâtiments ecclésiastiques, ce qui résulta une découpe précise des monuments. A contrario, les architectes diocésains de Byzance ont transformé et ajoutés des extensions au Parthénon. Ravage du front oriental, demi-coupole percée dans le dos du sanctuaire, etc. Un méli-mélo architectural loin d’être adapté au bâtiment.

Les Francs n’en laissèrent que peu de souvenir, ces derniers n’étant pas très intéressés par les caractéristiques du Parthénon. Mais au temps des ducs florentins, un miracle apparut : pas de destruction ni d’enjolivement forcé. Mieux, des contreforts installés permirent aux remparts de l’Acropole de subsister, voire de sauver de l’effondrement de la partie méridionale du plateau.

Le plus déplorable allait intervenir avec l’apparition du canon, appelé d’abord bombarde. Après que le Turc se soit installé sur l’Acropole en 1458, le Parthénon allait devenir une mosquée. Fresques badigeonnées, minaret installé, etc. Au-delà du saccage, l’énorme erreur fut d’entreposer de la poudre à l’intérieur même du bâtiment. Voilà la triste origine de deux explosions qui éventrèrent l’Acropole (destruction des Propylées en 1656 et oblitération du Parthénon en 1687). En outre, les janissaires, en poste sur le site, tuaient l’ennui en s’exerçant sur les statues et figures décoratives. Le métal des scellements des marbres était utilisé, et les statues envoyées au four à chaux. Les Turcs ont également vendu pour l’exportation des œuvres du Parthénon aux riches amateurs d’Antiquité.

 


« Aveugles sont les yeux qui ne versent pas de larmes en voyant tes objets sacrés pillés par de profanes mains anglaises. » (Childe Harold, Byron)


 

C’est alors que la France, en retard, rentra dans le jeu. Peu regardant, le marquis de Nointel, ambassadeur de Louis XIV, usa quelque peu de son influence. La première justification morale étant donnée : le monarque français protègera les merveilles d’Athènes contre les injures des Turcs. Mais dans les faits, les œuvres récoltées en Grèce n’allèrent pas à Versailles. Dans cet affleurement d’enjeux internationales, les vœux resteront pieux. Et l’inéluctable n’attendit point, car treize ans plus tard, la bombe vénitienne du futur Doge Francesco Morosini allait rayer le temple à jamais : vingt-et-une colonnes rasées, la cella détruite, métopes, architraves et dalles de frise réduites à néant.

Le fameux Morosini, fier de sa victoire, eut l’idée de récupérer les chevaux et le Poséidon placés au centre du fronton ouest du Parthénon. La gloire revenait ainsi à Venise. Hélas, lors du descellement des sculptures, le centre fronton s’écrasa sur le roc. L’occupation des Turcs du site demeura – dans les années qui suivirent – relativement calme. De fait, le culte de l’occupant n’était plus possible dans les ruines du Parthénon. Les années défilèrent et, au XVIIIe siècle, les ouvrages du « Voyage du jeune Anarcharsis » par l’abbé Barthélemy et le « Voyage pittoresque de la Grèce » par le comte de Choiseul-Gouffier allaient éveiller la curiosité des Français pour la chose grecque.

C’est alors qu’intervient Lord Elgin. Très tôt, le précoce futur ambassadeur britannique avait réuni un ensemble d’antiques. Mais la documentation autour de la Grèce restait parcellaire. Le gouvernement britannique étant réticent, il décida – à ses propres frais – d’y aller par lui-même. Avec des relations et une équipe compétente, il fit voile vers le Bosphore. Ils arriveraient à Athènes à l’été 1800. A ce moment-là, la cité n’était plus qu’un bourg de sept mille habitants, dont un quart d’Albanais formait la population. Le reste étant des Grecs, chrétiens orthodoxes.

Un duel franco-anglais va dès lors se mettre en branle. Bien qu’hésitant, le Turc cède face à l’argent britannique. Ils obtiennent ainsi la permission de faire des mesures, dessiner, mais le travail des mouleurs, sous la direction de Giovanni Battista Lusieri, posent problème. Les demandes d’autorisation s’épuisent en longueur, des mois passèrent en vain à cause d’une lenteur toute bureaucratique. N’en pouvant plus, Elgin envoie en catimini son chapelain à Athènes au printemps 1801 pour y faire de la reconnaissance. il met également au labeur ses beaux parents.

Réduit à l’impuissance par l’indolence locale, les paroles sans action à l’échelon supérieur et par les intrigues françaises sous l’égide de du diplomate Louis-François-Sébastien Fauvel ; la décision fut prise de s’en emparer pour son “bien”, au détriment d’en faire des reproductions. En complicité, l’archevêque d’Athènes offrit un siège antique en marbre aux beaux parents d’Elgin. Le Révérend Philipp Hunt suggéra d’obtenir de la Sublime Porte le droit de circuler, de dessiner ainsi que la possibilité d’exportation de pièces qui ne concernent pas les ouvrages militaires ou les remparts de la citadelle même d’Athènes.

L’Acropole, vue de la maison du consul de France, M. Fauvel. Louis Dupré

« La Terre porte fièrement le Parthénon comme la plus belle pierre précieuse du monde. » (Ralph Waldo Emerson)


 

Le changement des relations internationales avec la Turquie, ainsi que les cadeaux en compensation, ouvrit de nouvelles voies. Par heureuse conjecture, l’été 1801 permit un accès unique aux Européens depuis plusieurs décennies. Des centaines d’ouvriers sont ainsi engagés et les années suivantes seront un chantier sous l’égide du premier bénéficiaire, le Lord Elgin. Si le manque de transport va sauver les Caryatides du temple d’Erechtée de l’exportation, cela ne sera pas le cas en ce qui concerne le Parthénon.

Les plus belles métopes sont prises, on descelle et scie ce qu’on peut. Les débris laissés par Morosini sont fouillés. Enfin, une longue suite de la frise des Panathénées est récupérée. Une Caryatide est enlevée, bandeau et colonnes suivent le rapt. Dans une lettre le 23 décembre 1801, il veut obtenir un échantillon de chaque chose : corniches, frises, colonnes, chapiteaux, etc. Pendant le découpage, des destructions s’enchaînent. Lusieri en aura même des remords.

Elgin, quant à lui, ne pourra se rendre en personne à Athènes qu’à la fin du printemps 1802. Il récupérait auparavant d’une longue maladie. Très vite, un naufrage va précipiter les trésors du Parthénon vers le royaume de Poséidon : les antiquités du temple de Minerve d’Athènes sont embarquées sur un navire, le Ragusais, et ce dernier va couler dans le golfe de Gastouni en Morée. Il ne s’agira avant tout que de pièces légères, les plus encombrantes ne pouvaient se loger à bord. Il faudra plus de deux ans pour les récupérer (cf. lettre de Lusieri, le 20 octobre 1804).

Notons également la vente des fragments du Parthénon par l’ambassadeur français : Fauvel. Ironiquement, ces objets allaient, par une étonnante circonstance devenir une acquisition du British Museum, à côté de la rapine du Lord Elgin. Les procédés pour récupérer les œuvres de l’Acropole sont brutales : Lusieri et son équipe d’ouvriers ne prennent pas des gants et les concessions françaises sont également pillées. Fauvel, par l’infortune de sa situation, souhaitait préserver ce qui est encore possible.

 


« Le miracle grec est une chose qui n’a existé qu’une fois […] ne s’était jamais vue auparavant, qui ne se reverra plus, mais dont l’effet durera éternellement. » (Ernest Renan)


 

Qu’en dit le British Museum ? C’est en 1983 qu’a été formulée pour la première fois une demande officielle de retour permanent en Grèce de toutes les sculptures du Parthénon qui font partie de la collection du musée. Ces dernières années, le British Museum a prêté des œuvres au musée de l’Acropole, au musée archéologique national et au musée d’art cycladique à Athènes. Les sculptures du Parthénon, selon eux, font partie intégrante d’une histoire mondiale et constituent un élément essentiel de cette collection interconnectée, notamment par la manière dont elles traduisent les influences entre les cultures égyptienne, perse, grecque et romaine. Ainsi, le musée de l’Acropole offre une vision approfondie de l’histoire ancienne de sa ville, tandis que le British Museum donne une idée du contexte culturel plus large et de l’interaction soutenue avec les civilisations voisines.

Dans les faits, cette “complémentarité” n’est pas défendue par la Grèce.

Qu’à cela ne tienne, le British Museum n’en démord pas : “Lord Elgin, ambassadeur britannique auprès de l’Empire ottoman, demanda avec succès aux autorités de pouvoir dessiner, mesurer et enlever des figures. Il obtint un permis (firman) et, entre 1801 et 1805, agissant sous la supervision des autorités compétentes, Elgin retira environ la moitié des sculptures restantes des ruines du Parthénon. Il a également obtenu l’autorisation de retirer des éléments sculpturaux et architecturaux d’autres édifices de l’Acropole, à savoir l’Erechthéion, le temple d’Athéna Nike et les Propylées.”

Toute la collection d’antiquités d’Elgin a ensuite été transportée en Grande-Bretagne. Ses actes ont fait l’objet d’une enquête approfondie par une commission parlementaire en 1816 et ont été jugés tout à fait légaux, avant que les sculptures n’entrent dans la collection du British Museum en vertu d’une loi du Parlement. À l’évidence, les gouvernements grecs successifs ont refusé de reconnaître le titre de propriété des sculptures du Parthénon.

Si on peut se défaire de la question de la légitimité des acquisitions, comme l’atteste le British Museum, le nouveau musée de l’Acropole à Athènes permettrait néanmoins d’accueillir les précieux artefacts. L’argument d’un lieu indispensablement moderne pour les exposer est donc battu en brèche. Il ne reste plus que les enjeux politiques et économiques. L’attraction des marbres fait le bon pain du musée, les retirer enlèverait une manne non négligeable et une perte de prestige que les Anglais ne peuvent se permettre. Si les coopérations entre les deux pays sont toujours possibles, l’idée de “prêter” des objets à un pays qui en est originellement propriétaire pose problème pour la Grèce. Cependant, lors des événements du temps d’Elgin, la nation grecque n’existait pas. Le contentieux se perd dans un labyrinthe juridique, et on arrive au bout de notre fil d’Ariane. L’affaire suit toujours son cours, et ce deux millénaires plus tard…

 

* Comme on peut le lire chez Aristote, il existe plusieurs formes très différentes de démocratie au cours des époques qui ont suivi le Ve siècle avant J.-C. Athènes en connut au moins trois jusqu’en 322-321.

 

Pour en savoir plus

Lord Elgin. L’homme qui s’empara des marbres du Parthénon Broché – William St-clair

La Grèce classique: D’Hérodote à Aristote. 510-336 avant notre ère Broché – Catherine Grandjean (sous la direction)

L’affaire Elgin – Jean Baelen